Pour un anarchisme du XXIe siècle et le protectionnisme économique

En juin 2018 puis décembre 2020, les éditions du Monde Libertaire de la Fédération Anarchiste ont publié un petit livre de 60 pages : "Pour un anarchisme du XXIe siècle". On le trouve globalement plutôt bon, malgré notamment de mauvaises critiques du marxisme (permettant à peu de frais de se présenter comme le seul grand courant idéologique révolutionnaire pertinent), mais là-dessus passons, on va s'attarder sur autre chose. Fort de son attachement anti-étatique, la sous-partie qui démarre à la page 55 annonce fièrement l'avenir de l'humanité est en dehors de l'État-nation, soit une pensée très classique dans l'anarchisme.

Dans cette sous-partie, toujours à la page 55 (sur 60), on trouvera le paragraphe suivant : La mise en concurrence des différentes classes travailleuses nationales, qui s'opère déjà et qui ne va pas manquer de s'accroitre, condamne à terme toute tentative de résistance sur un plan corporatiste ou sur un plan national. Pire, elles alimentent des formes nouvelles d'autoritarismes politiques qui se nourrissent de xénophobie, de patriotismes, de protectionnismes… qui sont des avatars des fascismes d'autrefois. On ne va pas s'étendre sur : le fait de parler de classe travailleuse et non de classe prolétarienne, la première incluant les petits bourgeois qui travaillent et la seconde les excluant car exploiteurs économiques ; la curieuse manière d'appréhender le concept de classe sociale, qui conduit à un découpage national, au lieu par exemple de parler de sous-composantes au sein d'une classe inter-nationale ; ou encore la naturalisation pathétique de la mise en concurrence économique sans frein des nations.

L'objet central de la présente critique est, le titre l'annonçait clairement, le protectionnisme. Résumons la position là-dessus : des autoritarismes politiques se nourrissent de protectionnismes (qu'à défaut de qualificatif on a pour notre part compris comme étant économiques) et nous voila avec des avatars des fascismes d'autrefois. On peut du coup résumer grosso modo la chose de la sorte : le protectionnisme est une pente favorable au fascisme. Et venant de la Fédération Anarchiste, on sait ce qu'on doit penser du fascisme : c'est mal. Là-dessus nous sommes bien d'accord, pour le reste en revanche…

Commençons par rappeler cette banalité : qu'est-ce que le contraire du protectionnisme ? C'est le libre-échange, ou plutôt pas que, car il y en a un second : l'autarcie. On ne va soupçonner la Fédération Anarchiste du second, on se contentera donc du libre-échange. Que fait le libre-échange (capitaliste) ? Il met sans frein en concurrence économique les nations. Qu'est-ce cela a comme conséquence directe ? Cela accroit les latitudes stratégiques du Capital, qui ô surprise ne se prive pas d'en faire usage, et du coup à une mise en concurrence sans frein des travailleurs et collectifs de production, et alors même qu'ils ont pour encore longtemps des standards sociaux et environnementaux différenciés. À quoi cela conduit t'il ? L'avantage comparatif de la concurrence se faisant pour beaucoup par le moindre coût (il y a toutefois aussi d'autres choses : des travailleurs disponibles en bonne santé, la qualité et la quantité des infrastructures, l'application et la disponibilité à la tâche, le niveau de formation, etc.), les zones avec les standards sociaux et environnementaux les plus élevées sont désavantagées sur les segments de la division du travail nécessitant le moins de ressources ou conditions rares (ressources physiques, travailleurs qualifiés en ceci ou cela, climat, etc.). Pour rester compétitif, il faut donc se désengager de là où on est plus compétitif, mais ça demande du temps et ça laisse plein de gens sur le carreau le temps de la transition, ou abaisser ses normes sociales et/ou environnementales.

La première possibilité conduit à la précarité des gens les moins qualifiés dans la division du travail. Fort étrangement, ou pas, la seconde possibilité, la baisse de normes, conduit à de la précarisation. Une fois les gens plongés dans la précarité, ils ont un problème et se mettent en quête de solutions. Il y a les solutions individuelles et celles sociales. La détestation de l'étranger couplée à une revalorisation de soi par l'appartenance à une grande nation est une solution, en apparence du moins elle peut paraitre l'être. Le protectionnisme économique évitait cette mise en concurrence féroce et donnait un contexte moins favorable au Capital, donc il est plutôt bon pour mitiger la précarité à grande échelle. Or celle-ci est un terreau fertile pour… le fascisme.

Ça s'était l'explication théorique si l'on peut dire. Le problème de la thèse du protectionnisme économique favorable au fascisme comme le défend le petit livre de la FA, c'est que les faits non plus ne vont pas trop en son sens. En 2021, le monde est à dominante libre-échangiste, et la France est bien dedans, et ce qui se proclame être "l'Union Européenne" l'a mis bien en dur dans le sommet de sa hiérarchie juridique. Que constate t'on après 30-40 ans ? le fascisme nulle part ou presque ou au moins en forte régression ? Tout l'inverse, le fascisme, ou à minima le proto-fascisme, se développe avec allégresse. Avant il y a eu la période dite fordiste, qui elle était protectionniste. Elle a duré elle aussi environ 30-40 ans et ça n'a pas vraiment été l'âge du fascisme, ni pendant ni juste après.

Comment donc la Fédération Anarchiste a t'elle pu énoncer quelque chose de si faux et par ricochet une accusation abjecte ? Probablement faut t'il tenter de comprendre ça par le fait que le libre-échange capitaliste est de l'inter-nationalisme, tandis que le protectionnisme parait par intuition directe non-réfléchie être une pente fort favorable au nationalisme. C'est là une tare de l'internationalisme abstrait, adorer l'abstraction sans y regarder à ses contenus. Avec une telle focale, il n'est pas étonnant qu'un inter-nationalisme du Capital, ce qu'est très clairement le libre-échange capitaliste, est de l'inter-nationalisme, donc c'est perçu comme bien, même si c'est un inter-nationalisme d'un adversaire proclamé. Tragique conclusion hâtive du fanatisme idéel-abstrait.

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