Retraites : les gens déterminés à perdre

Le 28 mars 2023 a eu lieu une énième grève interprofessionnelle nationale en France contre la contre-réforme des retraites. Au soir, l'intersyndicale a sorti un communiqué, avec pour titre L'intersyndicale déterminée donne rendez-vous le 6 avril . Si le sujet n'était pas grave, on pourrait en rire : l'intersyndicale donne rendez-vous 9 jours plus tard pour une énième journée isolée, mais attention elle est déterminée !

On sait pourtant ce qui fera lâcher le Larbin (le président de la république bourgeoise de France, Emmanuel Macron) : un appel du MEDEF (le principal syndicat patronal) qui lui ordonne d'arrêter, parce que la grève lui coûte trop cher. Sans ça, il parait invraisemblable que ça dévie. Et pour que ça arrive, il ne faut pas une journée de grève de temps en temps et encore quelques maigres dégradations urbaines (une simple journée de grève coûte beaucoup plus et le débordement dans la rue ne produit aucun effet chez le Larbin), mais une grève interprofessionnelle et nationale qui soit illimitée et donc sans interruption.

Il faudrait donc que l'intersyndicale y appelle, mais elle ne le fait pas. Et il est à craindre qu'elle ait raison de le faire. Il me parait donc à priori fort hâtif de lui reprocher ça.

Il y a eu le 7 mars (une journée de grève classique) suivi par le 8 mars (la journée internationale des droits des femmes), mais ce petit rassemblement de 2 jours a t'il été massivement suivi ? Oui, il y avait des gens les 2 jours, mais était-ce massivement les mêmes ? Les gens ont-ils été prêts à faire 2 jours d'affilé de grève intégrale (ce qui est bien différent de faire grève juste pour la manifestation spectacle) ?

Le jeudi 16 mars, pour passer en force, l'article 49.3 a été employé (pour la 11ème fois par le gouvernement d'Élisabeth Borne qui date de l'année dernière…). Le lundi 20 mars, une motion parlementaire de censure contre le gouvernement a échoué à 9 voix près (278 député·e·s ayant voté pour, tandis que les 295 autres se sont abstenu·e·s). Le mercredi 22 mars, le Larbin a fait son fort prévisible crachat télévisuel (à 13h, pour son fidèle électorat… de retraité·e·s). Le jeudi 23 mars, c'était grève (et manifestation spectacle). Le nombre de gens a connu un rebond. L'énième 49.3 et la motion de censure presque passée, ainsi que l'intervention du Larbin, ont probablement bien aidé. Suite à ce beau score, l'intersyndicale a annoncé une nouvelle journée quelques jours plus tard : le mardi 28 mars. Certes il y a espacement, mais moins que d'habitude et il faut prendre en compte qu'il y a le week-end qui par exagération peut être considéré comme un jour de non-travail. Les gens n'ont pas suivi, plutôt si, mais bien moins que le jeudi 23 mars.

L'intersyndicale a donc des raisons empiriques de croire, peut-être à tord mais peut-être pas, que les gens ne sont pas prêts à faire une grève générale illimitée. Si elle tentait d'y appeler, elle pourrait dangereusement s'exposer à un aveu de faiblesse. Le risque est d'autant plus grand que, pour nombre de gens, le principal est la manifestation et pas la grève et autres moyens de bloquer. Or y a t'il un sens à manifester chaque jour ? Est-ce qu'une stupide manifestation par jour aurait été massivement suivie ? Avant de vomir sur l'intersyndicale et les directions confédérales (peut-être l'étant un peu à cause d'un manque de motions de congrès cadrant ce qu'il faut faire et d'implication à la base, on ne dit ça mais on ne dit rien…), il faudrait donc peut-être se demander dans quelles conditions elle crapahute.

S'il n'y a pas un bon encadrement des mandats par des motions de congrès au niveau confédéral, et que la base (qu'on ne peut restreindre aux sous-parties de branches d'activités ou Industries où il y a des organisations professionnelles fortes qui sont déjà prompts à bloquer et dont les camarades se prennent ou risquent de se prendre des réquisitions) ne pousse pas en faisant massivement des grèves locales (pour rappel, dans le privé et hormis exceptions, il suffit d'être 2 sans besoin d'une organisation syndicale et d'avoir au moins une revendication professionnelle) et massivement des blocages locaux actifs (occupation, sabotage, opération escargot sur autoroute, etc.), que fait donc la base fantasmée par les spontanéistes ? La réalité (et bien sûr juste pour la partie de gauche) : la majorité n'est même pas syndiquée et elle se contente de faire les manifestations spectacles via la grève qui en est le moyen (et parfois alternativement en se déclarant en congé !).

Un pseudo-critique des organisations syndicales dirait aussi tôt que la faute en revient aux organisations syndicales elles-mêmes. De par leurs actes, elles ne sont pas attirantes. Les gens rejoignent-ils alors massivement des groupuscules syndicaux (comme l'une des CNT) ou fondent-ils une ou des organisations syndicales ? ou encore une ou des organisations qui ne sont pas avant tout de classe, mais plutôt philosophiques (anarchisme, marxisme, etc.), politiciennes (La France Insoumise par exemple) ou autres, et donc incapable par nature de réunir la classe ? Bien sûr que non, c'est extrêmement minoritaire.

Et sans les piètres confédérations (trop molles) regroupées dans l'intersyndicale (donc molle elle aussi), il est assez probable qu'ils fassent juste rien. Pardon, ils en parleront et puis voila. Peut-être, sans doute même, mais dans une proportion à ne pas exagérer et notamment sur la durée, ils rejoindraient plus des manifestations sauvages, où le mobilier urbain en prend plein la gueule, et où la flicaille se fatigue et commet ses actes. Mais c'est là essentiellement jouer une partition qu'ignore l'exécutif officiel (qui doit au moins dans une certaine mesure se soumettre au Capital ou l'affronter à mort), tout en causant bien peu de dégât à celui qui peut le faire plier (le Capital).

Le Larbin et surtout son camp vont donc probablement l'emporter, une fois de plus. Si ça se passe tristement ainsi, il y aura de ce côté un sentiment de force, fort favorable à y aller bien à fond pour la suite du programme (chasse aux pauvres, casse du système social, islamophobie et xénophobie sans complexe, dévastation écologique, surveillance de masse, etc.). En face en revanche, dans le camp du progrès social, ça risque fort d'être calamiteux pour la suite du quinquennat, qui ne fait que commencer, à moins qu'un événement (pas forcément souhaitable) ne l'interrompt (potentiellement pour le meilleur, mais aussi potentiellement pour le pire et peut-être d'ailleurs plus probablement).

Il y a si peu de pratiques de classe. Il n'y a pas de réflexion stratégique, ou à peine. Il n'y a pas de culture de classe, la culture du spectacle et de la posture n'en est pas une. Et pour cause, la classe, notre classe, s'organise peu et est encore plus médiocre pour se mobiliser, notamment sur la durée et donc pas juste à l'occasion de quelques événements.

Va t'elle enfin changer ou continuer avec le cirque médiatique (qu'il vienne des journaux, de la radio, de la télévision, ou encore des réseaux asociaux par Internet, c'est de même sur ce plan là) ? En tout cas, il est peu probable que ça change rapidement. Ce genre de changement à une échelle si grande, celle de la classe sociale la plus populeuse, que l'on peut appeler le Prolétariat (là dans sa sous-partie nationale française, même si évidemment ses autres divisions nationales influent sur sa partie de France), mettra assurément du temps. Camarades, syndiquez-vous, impliquez-vous (de préférence sur la durée, tout en faisant attention à ne pas se cramer, et pas juste par sursauts contre l'agenda de l'adversaire), et réfléchissez stratégie concrète !

Pour aller plus loin

En général

Sur le spontanéisme

Note à mon propos sur les références

Il est pour le moins ultra-perceptible que je trouve très intéressant ce que produisent les Comités Syndicalistes Révolutionnaires. Pour autant, et vous me croirez ou pas, je n'en fais pas parti et n'en aie jamais fait parti, du moins au moment où j'écris ces lignes. Je fais néanmoins parti d'une organisation qui est de fait proche des idées des CSR.

Sur un intellectuel à la mode

J'avais envie de mentionner aussi Frédéric Lordon, Perspectives 2 : Ils ne lâcheront rien, blogue du Monde diplomatique, 5 mai 2020. Cet article a été repris sous une forme un peu modifiée dans Frédéric Lordon, Figures du communisme, éditions La Fabrique, 2021.

Mais mon spontanéiste préféré, qu'évidemment j'apprécie pour d'autres choses que son spontanéisme, fait souvent une mauvaise critique du syndicalisme. En effet, il applique une matrice de type "centralisme démocratique" (forme classique d'organisation pour les partis, comme Révolution Permanente, dont il est tombé amoureux) à une organisation de type fédéraliste. Cela le conduit à vanter la base (sans être critique de la faible syndicalisation et du non-investissement hors mouvements, du syndicalisme d'entreprise, de l'abandon des unions locales, etc.) et dénigrer les échelons fédéraux (unions purement géographiques et fédérations d'Industrie) ou plutôt en réalité exclusivement l'échelon suprême qu'est la confédération (qui peut certes faire parti d'une ou plusieurs internationales, permettant d'ailleurs d'aller au-delà de la formule L'internationalisme réel, c'est l'organisation de la contagion [des peuples nationaux / gauches nationales] déclarée par Frédéric Lordon à la revue BALLAST le 11 juillet 2016, comme le démontre par exemple empiriquement la Confédération Internationale du Travail plus connue sous ses acronymes anglais et espagnol ICL-CIT).

Mais maintenant que cet avertissement est fait, je peux vous recommander de lire du Frédéric Lordon, mais néanmoins avec modération et en restant critique. Comme Bernard Friot, autre intellectuel à la mode, il est parfois pris d'idéalisme, mais chacun sur des aspects différents, ce qui fait qu'ils se complètent assez bien, tout en étant néanmoins stratégiquement médiocres quand il s'agit de l'action concrète. En tout cas, c'est mon avis sur ses intellectuels stars de l'extrême-gauche de France. Et évidemment, au vue de leur poids, ils n'y sont pas pour rien dans la détermination à la défaite, mais il n'y a pas pour autant à les accuser, à moins de considérer que les travailleurs et travailleuses sont incapables de se libérer par elleux-mêmes et qu'illes leur faudrait donc le secours de brillantes lumières intellectuelles qui auraient à les guider, voire les manipuler.

Est-ce inutile de continuer ?

Malgré mon très net pessimisme sur notre capacité à faire retirer la contre-réforme des retraites de 2023, je pense qu'il faut continuer à se battre, que c'est même indispensable. N'est-ce pas contradictoire ? Dans l'hypothèse d'une défaite certaine, ça le serait effectivement seulement si lutte ne portait de fait qu'exclusivement sur le retrait de la contre-réforme. Mais la situation n'est pas celle-là.

Tout d'abord, je pense certes qu'il y a de sérieuses raisons pour penser que la contre-réforme va passer, que c'est de loin ce qui est le plus probable. Mais je n'ai pas de boule de cristal et encore moins de pouvoir magique. Je ne fais que tenter de prévoir le résultat. Mais on sait bien empiriquement que les prévisions de conflits sociaux sont pour le moins hasardeuses, bien d'autres l'ont fait avant et dans le tas un paquet s'est gouré. Par prudence, et au vue de l'enjeu, mieux vaut considérer qu'on ne sait pas et donc que la victoire est un possible.

Toutefois, si l'on juge mon raisonnement juste ou tout autre réflexion qui conclut identiquement que le plus probable est notre défaite, il y a de quoi être démotivé. Lutter pour un possible qui nous semble peu probable, ou carrément impossible, est pour le moins ardu psychologiquement. Néanmoins, la lutte contre la contre-réforme des retraites ne porte de fait pas que sur la contre-réforme, elle comporte de fait d'autres aspects. Et à eux seuls, ils suffisent, en tout cas pour moi, à continuer de lutter, même dans l'hypothèse la plus sombre, celle où on serait sûr que la contre-réforme va passer et ne sera pas retirée (en tout cas dans un proche avenir).

Cette contre-réforme des retraites de 2023 n'est pas la première macro-attaque du Capital. Ce ne sera pas non plus la dernière, à fortiori s'il l'emporte de nouveau. Mais le Capital est rationnel dans une certaine mesure. Si ça lui coûte cher d'attaquer, il sera moins prompt à le faire, en fréquence et/ou en intensité. Chacune de nos défaites et donc de ses victoires doit donc lui coûter le plus cher possible, dans la limite néanmoins de ne pas s'affaiblir pour les combats d'après.

Il est vrai qu'il vaut mieux ne pas s'affaiblir, mais il vaut mieux encore se renforcer. Cela tombe bien : le sujet de la lutte est dans l'air, il occupe les esprits. En ce genre de période, les gens sont donc plus susceptibles de se questionner sur comment lutter. De plus, vers la fin d'un gros mouvement de lutte qui n'a pas conduit à l'annihilation, les gens sont aussi plus susceptibles de se demander comment lutter après, dans une période qui sera à priori plus calme. Les gros mouvements sociaux sont donc des moments faciles pour pousser à la réflexion stratégique et à l'organisation, via un syndicat par exemple. Si tu n'es pas encore syndiqué·e, je ne peux donc que t'encourager à franchir le pas et t'investir sur le long-terme dedans. Si tu l'es déjà, cherche donc à motiver les autres pour qu'illes soient aussi.

Enfin, pour les personnes déjà syndiquées qui seraient en manque de réflexion stratégique, une ou des formations sont peut-être proposées par ton syndicat ou l'une des structures dont il est membre. De plus, j'ai donné ci-avant quelques pistes. Et il y a aussi la possibilité de rejoindre une tendance syndicale, comme les Comités Syndicalistes Révolutionnaires. Mais ce n'est pas qu'aux autres de former, chacun·e peut contribuer de diverses manières à construire et animer une formation, sans oublier qu'il est également plus simple possible d'organiser une simple discussion sur le syndicalisme et voir ce qu'il en sortira.