Comment organiser syndicalement les ordinaticien·ne·s ?

Contexte

Il existe une culture alternative chez les ordinaticien·ne·s (= les gens qui traitent de l'information avec ordinateur, ce qui est bien moins générique qu'informaticien·ne·s). C'est le librisme : logiciel libre, neutralité d'Internet, décentralisation de l'hébergement et de la gestion des services ordinatiques à distance, défense de la vie privée, remise en cause de la propriété pour les créations enregistrables électroniquement. Tout cela forme un ensemble de mesures contre l'accaparement du pouvoir par une minorité via les ordinateurs.

Historiquement, la figure majeure du librisme est Richard Stallman. En effet, il a contribué à engendrer le mouvement, via la fondation de la Free Software Foundation (FSF) pour l'aspect idéologique et du projet GNU pour l'aspect pratique. Une autre figure couramment associée est Linus Torvalds, créateur du noyau Linux, mais on peut plutôt le ranger dans l'open-source (tel que formulé par l'Open Source Initiative), un courant parent mais distinct (à ce propos on peut lire Richard Stallman, En quoi l'open source perd de vue l'éthique du logiciel libre). En France, 2 figures marquantes pourraient être mentionnées, Benjamin Bayart et Jérémie Zimmermann, qui ont tout deux contribués à la fondation de La Quadrature Du Net (LQDN).

Maintenant que la présentation est faite, reprenons notre fil. Le librisme est notamment présent chez les ordinaticien·ne·s, nous l'avons dit. Précisons : il ne vient pas que d'elleux et seulement une fraction y adhère. Mais cette fraction est plus politisée que la moyenne. Cela a favorisé chez une partie à porter un intérêt au social, qui peut se traduire par un rapprochement du syndicalisme. De là, on peut en déduire un intérêt, pour les organisations syndicales de gauche, à se questionner sur la manière de les organiser.

Ordinatisme et ordinaticien·ne·s

Avant d'entrer dans le dur, nous proposons une fois de plus de bien mettre les choses à plat. Avant de se presser, réfléchissons, pour faire les choses biens par la suite. Les évidences n'en sont pas forcement.

Tout d'abord, qu'est-ce que l'ordinatisme ? On peut le définir comme un moyen de traiter l'information, dont la spécificité est le moyen technique : l'ordinateur, une machine de traitement de l'information qui a la particularité d'être reprogrammable. Il existe en effet d'autres moyens de traiter l'information, certains sont des moyens techniques (les cartes perforées, les classeurs, etc.) et d'autres sont d'ordre social (conventions de classements, autorité sur la pertinence, etc.). Constatons que les seconds ne peuvent être supplantés par les ordinateurs, si ce n'est en mirage d'une pseudo-neutralité, tandis que les premiers le peuvent et ils le sont tendanciellement (en tout cas jusqu'à maintenant).

L'ordinatisme n'est donc pas une fin en soi, ce n'est qu'un moyen pour la chose réellement intéressante : le traitement de l'information. L'ordinatisme n'est donc aucunement une Industrie au sens syndical du terme.

De plus, le traitement de l'information ou plus généralement l'Information n'est pas non plus toujours une fin en soi. Par exemple, quand est envoyée un message d'amour, l'information est la fin. En revanche, quand une boulangerie commande de la farine à un fournisseur, ce n'est qu'un moyen en vue de produire du pain. L'Information est donc parfois secondaire vis-à-vis de la finalité et donc de l'Industrie (au sens syndical) qui va avec.

En conséquence, la pratique de l'ordinatisme (qui ne comprend pas le simple usage d'un ordinateur) est un métier. Certains argueront que c'est plusieurs métiers, à minima développeur·e et administrateur·e système. Pour leur faire plaisir, on pourrait envisager de parler pompeusement de méta-métier, mais cela ne change rien sur le fond. Est donc désigné par ordinaticien·ne·s des gens pratiquant un certain métier dont la spécificité est (pour faire simple) un usage avancé des ordinateurs.

Champ professionnel

Les syndicats professionnels ont… un champ professionnel ! Avant d'étudier le cas des ordinaticien·ne·s vis-à-vis du champ professionnel, commençons par énumérer les types possibles (ou au moins une bonne partie d'entre eux).

Chaque champ a ses avantages et inconvénients. On ne va pas là étudier chacun. Nous nous restreindrons ci-après à un sous-ensemble.

Corporation ou Révolution ?

Notamment certains favorisent le corporatisme (entre autres entreprise, métier, fonction), tandis que d'autres permettent d'envisager sérieusement une optique révolutionnaire (notamment Industrie s'il est complémenté d'unions inter-professionnelles), comme l'envisage notamment la Charte d'Amiens adoptée par la CGT française en 1906.

Le sentiment d'appartenance va, faute de conscientisation, au plus proche : au métier ou ou à l'entreprise, non à l'Industrie ou à la classe sociale. Toutefois, pour la lutte défensive et réformiste, ainsi qu'encore plus pour la révolution sociale, le métier et l'entreprise nous apparaissent inadaptés, à contrario de l'Industrie complémenté par de la structuration purement géographique. Cela ne date pas d'hier : c'est ce que proposent les syndicalistes révolutionnaires (compris ici dans le sens du courant historique et non comme une juxtaposition conceptuelle comme le fait Frédéric Lordon sans approche matérialiste [au sens philosophique]), dont une figure historique est Émile Pouget (auteur notamment de L'Action directe et La Confédération Générale du Travail) et dont la réflexion contemporaine en français est notamment faite par les Comites Syndicalistes Révolutionnaires (on ne peut d'ailleurs que recommander de lire leur précieux travail, et avec leurs fiches de formation pour commencer).

Nous ne pouvons donc que nous opposer à des syndicats et fédérations d'ordinaticien·ne·s. Pour nous, ils doivent s'organiser par Industrie ou inter-professionnellement s'il n'y a pas encore localement la force pour tenir correctement un syndicat d'Industrie (ce qui nécessite au minimum 50 camarades et qu'il en reste au moins 80 dans le syndicat multi-professionnel s'il y en a encore besoin d'un).

Cela n'implique pas pour autant de nécessairement totalement délaisser le métier, qui a ses spécificités. Mais il doit rester bien secondaire. De la même manière qu'il y a des sections syndicales pour les établissements, il peut y avoir des chambres syndicales pour les métiers. Elles ont une certaine autonomie, mais ce sont des émanations du syndicat d'Industrie (car les syndicats inter-professionnels et multi-professionnels devraient ne pas en avoir, au profit de comités d'Industrie, embryons de futurs syndicats), de la fédération nationale d'Industrie (s'il y a pas localement assez de force pour) ou d'une union purement géographique (afin de permettre le regroupement d'un métier réparti sur plusieurs Industries). Par conséquent, une chambre syndicale est soumise à la structure syndicale dont elle émane et le regroupement de base est sur une base bien plus large, à contrario des syndicats et fédérations de métier.

La question écologique

Enfin, après notre catéchisme syndicaliste révolutionnaire des grand-parents, abordons un sujet relativement nouveau pour le syndicalisme : l'écologie. Pour voir encore que le syndicalisme révolutionnaire c'est le Bien®… Mais à ce stade, pour celleux ayant lu ce qui précède, vous vous attendiez vraiment à quelque chose d'autre ? Pauvres naïfs et naïves !

Mais reprenons les choses sérieuses. Il n'aura échappé à personne que la production et la consommation n'y sont pas pour rien dans la crise écologique de ce début de 21e siècle. Et pour de plus en plus de monde, il apparaît qu'il n'y a pas que le changement climatique : ressources finies, pollutions chimiques, etc. Et cela a son lot de conséquences : pénuries (y compris de l'eau douce), 6e extinction de masse (donc entre autres problèmes agricoles et zoonoses [à propos de ce dernier sujet, on peut lire Andreas Malm, La chauve-souris et le capital – Stratégie pour l'urgence chronique, éditions La Fabrique, 2020, pour ses 2 premières parties]), etc.

Contrairement à la fable de la dématérialisation, l'ordinatique n'y est pas pour rien. Il y a les ordinateurs que les gens ont devant les yeux, bien sûr. Mais avant, il a fallu les produire, avec plein de métaux différents et d'eau, ainsi que beaucoup d'énergie. On ne peut là-dessus que recommander de lire Kris De Decker, L'empreinte colossale des technologies numériques, low-tech magazine. À l'usage, il faut de l'électricité, mais aussi d'autres ordinateurs et plus d'électricité si on interagit par réseau. Enfin à la fin, c'est très compliqué à recycler (de par la grande diversité de métaux et un certain nombre dans des amas ridicules) et pas vraiment bio-dégradable.

Tout ça pour quoi ? Si vous avez suivi, c'est pour de l'information. Mais qu'est-ce qu'a apporté l'ordinatique ? 2 choses il nous semble : (1) la vitesse de transfert et de traitement, (2) la facilité de stocker.

Partant de là, on peut avoir quelques velléités décroissantes vis-à-vis de l'ordinatique, voire être abolitionniste. Si on est pour emprunter ce chemin, partiellement mais pas qu'un peu (= moins) ou jusqu'au bout (= valdinguer à la poubelle), et/ou qu'on pense que c'est de toute façon inévitable à terme, il devra logiquement y avoir une proportion moindre d'ordinaticien·ne·s. La tendance actuelle s'inverserait.

En pareil contexte, il n'est pas très fameux de s'être organisé autour de quelque chose qui va fortement se réduire ou disparaître. Mieux vaut s'organiser autour d'une problématique plus large, l'Information par exemple. Mais avec quel type de champ de syndicalisation cela pourrait t'il ne pas coïncider et avec quels autres cela pourrait aller ?