Qu'est-ce que la valeur ? Quelle est sa source ?

Dans cette histoire de crise financière, la valeur on ne parle que de ça. Il y a des dévalorisations partout, il y a des chiffres fantastiques. Donc il faut d'abord se poser la question de savoir ce que c'est que la valeur, comment ça se forme, etc, ça peut être utile.

À l'occasion de ce séminaire, j'ai décidé de prendre le problème de biais, et par le biais particulier de la confrontation entre valeur esthétique et valeur économique. Donc voilà, c'est ça que je voudrais vous proposer maintenant.

En cette matière, ce qui est vraiment très bien, c'est que la conjoncture de l'art contemporain est tout à fait merveilleuse, dans le rapprochement valeur esthétique et valeur économique. Elle nous sert même un cas en or : c'est le cas Damien Hurst. Ce n'est pas très fin, je le reconnais, je vais au plus facile, mais enfin, bon. Vous allez vous apercevoir rapidement que je ne suis pas un spécialiste de théorie esthétique, je prends les grosses choses qui me passent sous la main.

Mais, le cas Damien Hurst est quand même très intéressant, parce qu'il porte à leur comble des tendances qui travaillent le champs de l'art depuis longtemps. Ces tendances sont bien connues, c'est celle à la marchandisation intense de l'art contemporain, dont on dit qu'il est de moins en moins art pour l'art, et de plus en plus art pour le marché, etc. Et plus précisément, me semble-t-il, le cas Damien Hurst porte à son point critique cette tension de l'artistique et du marchand, c'est-à-dire de l'esthétique et de l'économique. Et, ce faisant, il suggère de revisiter deux catégories qu'on pense intégralement économiques, et qui ne le sont peut-être pas tant que ça ; deux catégories où précisément se logent et se concentrent toutes ces tensions que je viens d'indiquer. Ce sont les catégories d'intérêt et de valeur. Et donc vous avez compris que c'est surtout de valeur que je vais parler maintenant.

Je voudrais en parler en mobilisant les armes conceptuelles de la philosophie de Baruch Spinoza. Alors, évidemment, il faudrait répondre à la question préjudicielle : pourquoi Baruch Spinoza et pas un autre ? Ça fera rentrer dans des questions pas seulement théoriques, mais aussi biographiques, qui ne sont pas très intéressantes en première approche. Le point important, c'est que dans cette philosophie il y a une théorie de la valeur.

On la trouve pour l'essentiel ramassée dans le scolie de l'Éthique 3-9 (la proposition 9 de la partie 3) qui dit ceci, je cite : Nous ne nous efforçons pas vers quelque objet, nous ne le voulons, ne le poursuivons, ni ne le désirons pas parce que nous jugeons qu'il est un bien, mais au contraire nous ne jugeons qu'un objet est un bien que parce que nous nous efforçons vers lui, parce que nous le voulons, le poursuivons et le désirons. Alors, qu'opère ce scolie ? Et bien il opère le renversement radical du lien entre désir et valeur tel qu'on l'établit spontanément. Loin que le désir se règle sur des valeurs pré-établies, pré-existantes, données, déjà là, qu'il n'y aurait en quelque sorte qu'à re-connaître. Tout au contraire, ce sont les investissements du désir qui sont instituteurs de la valeur.

Alors là, on ne peut pas avoir critique plus radicale des théories substantialistes de la valeur. Critique au terme de laquelle il ne faut pas chercher les principes de la valeur dans les caractéristiques intrinsèques de l'objet, ni dans ses propriétés substantielles. La chose n'a aucune valeur en soi. La valeur lui advient toujours du dehors. Par conséquent, il n'y a pas de valeur objective. Il n'y a pas de valeur, il n'y a que des processus de valorisation.

Alors la question subsidiaire est évidemment celle-ci : "Comment opèrent ces processus de valorisation ?" Et là, la réponse spinoziste est très nette : "par les affects". Et c'est bien ce que dit l'Éthique 4-8 (la proposition 8 de la partie 4), je cite : La connaissance du bien et du mal n'est rien d'autre qu'un affect de joie ou de tristesse, en tant que nous en sommes conscients. . En d'autres termes, il n'y a aucune idée objective du bien et du mal. Ces idées sont formées d'après nos expériences et les affects qui en résultent. Nos expériences, c'est-à-dire pour parler comme Spinoza, les affections de notre corps, telles qu'elles induisent nécessairement des affects.

Alors comme toujours, à sa façon bien à lui, Gilles Deleuze redit la chose : le mal est le point-de-vue d'un mode. Alors, dans le lexique spinoziste, un mode c'est une chose, c'est un étant, une chose quelconque. Le mal est le point-de-vue d'un mode sur une mauvaise rencontre. Et c'est bien ce que confirme l'Éthique 4-8, démonstration : En tant que nous percevons qu'un objet quelconque nous affecte de joie ou de tristesse, nous l'appelons bon ou mauvais. Donc, l'affect est l'opérateur de la valorisation.

Alors deux commentaires immédiats. D'abord, il ne faut pas s'y tromper. Le concept d'affect, dont je dis que chez Spinoza il est l'opérateur de la valeur, est tout sauf un concept psychologique. C'est tout sauf l'instrument d'une réduction psychologiste dans laquelle dégénérerait spontanément le spinozisme. L'affect chez Baruch Spinoza reçoit, en fait, une définition tout à fait contre-intuitive, quand on aborde le terme avec tous les pré-supposés psychologistes dont il a été chargé depuis. L'affect chez Spinoza c'est une variation de la puissance d'agir. Et il y a des affects primaires, qui sont le désir, la joie et la tristesse ; affects primaires par spécifications et combinaisons desquels on peut tirer, on peut engendrer, tous les autres affects ; et d'une certaine manière c'est la partie 3 de l'Éthique qui se livre à cette combinatoire générative, qui va ré-engendrer alors toute la luxuriance de la vie passionnelle.

Donc, à l'encontre de ce qu'on pourrait imaginer spontanément, l'affect reçoit d'abord une définition corporelle, et on pourrait même dire un ancrage corporel. Mais surtout, rien n'est plus éloigné du spinozisme qu'un individualisme sentimental, du type de celui auquel se rallient implicitement bon nombre de courants des sciences sociales contemporaines, d'ailleurs symptomatiquement re-baptisées sciences humaines. Non, le spinozisme est un anti-humanisme théorique. Je reprends exprès l'appellation dont on a fait un épouvantail intellectuel. C'est un anti-humanisme théorique qui nie absolument toute souveraineté d'un cogito, toute autonomie du sujet, tout libre-arbitre délibératif, bref, tout commandement souverain de l'esprit sur le corps.

Si vous vouliez vous faire une idée de la condition du spinozisme en cette matière, vous ne trouveriez sans doute pas mieux que le scolie d'Éthique 2-35 (la proposition 35 de la partie 2). C'est une espèce de concentré explosif et qui dit ceci : Les hommes se trompent quand ils se croient libres, opinion qui consiste en cela seul qu'ils sont conscients de leurs actions et ignorants des causes qui les déterminent.

Alors deuxième chose, il est bien évident que le cadre théorique spinoziste offre tous les moyens de passer des affects individuels aux affects collectifs. Et Spinoza veut parler de politique. Il consacre deux traités à la chose ; ça doit sûrement pas être un hasard. Or, sous le point de vue spinoziste, la politique est d'abord un monde d'affects collectifs. En portant le concept du niveau individuel au niveau collectif, on passe donc d'une théorie de la valorisation élémentaire à une théorie de la valorisation sociale ; c'est-à-dire à une théorie de la valeur socialement établie, de la valeur socialement reconnue.

Par exemple, le traité théologico-politique consacre de longs chapitres à la superstition envisagée comme phénomène social. C'est-à-dire à la façon dont les hommes, collectivement, valorisent des phénomènes qu'ils font signes. Les uns favorables, les autres adverses, etc. Mais le point important est le suivant, c'est que tous convergent sur ces valorisations. C'est la marque de l'existence d'un affect commun. Espoir ou crainte, peu importe. Et dans un affect commun dit Spinoza, c'est la puissance de la multitude qui se manifeste.

Alors, qu'est-ce que c'est que cette affaire, la puissance de la multitude ? Et d'abord, qu'est-ce que c'est que la puissance ? La puissance chez Baruch Spinoza c'est le pouvoir d'affecter. La puissance c'est le pouvoir d'une chose de produire des effets sur une ou plusieurs autres choses. Alors, les hommes se rencontrent et ils s'affectent mutuellement, ils s'entre-affectent c'est notoire. Ils s'entre-affectent joyeusement ou tristement, ce qui les détermine à s'aimer ou à se haïr, c'est selon. Et ils s'entre-affectent bilatéralement mais également sur une base collective.

Et c'est là qu'arrive la puissance de la multitude, parce que, si vous voulez, intuitivement, par une sorte d'argument d'échelle, seule la multitude possède le pouvoir d'affecter la multitude entière ; c'est-à-dire dispose du pouvoir de produire un affect de portée si vaste, qu'il est éprouvé par la multitude elle-même. Donc, l'affect commun vient de la multitude d'où il est formé, pour y retourner où il va l'affecter, de sorte qu'il y a dans le monde social et historique que des auto-affections de la multitude. Et ça pourrait être d'ailleurs une façon de redéfinir les sciences sociales. Pardon, ça pourrait être une façon de définir ce que pourrait être des sciences sociales, ou une science sociale spinoziste. Ce qui n'est pas tout à fait pareil. Une science sociale spinoziste, ça pourrait être une science des auto-affections du corps social.

Alors, l'affect commun est donc le produit d'une certaine composition d'affects individuels. Une composition qui les homogénéise, qui les intensifie, et qui va leur donner la portée d'une formation affective macroscopique. Alors inutile de le dire, l'affect commun c'est la ressource de toute politique, lato sensu (c'est-à-dire au sens large), puisque c'est le principe même, c'est le constituant même de toute valorisation et de toute adhésion. Du coup, deux choses.

Premièrement, à l'échelle sociale comme à l'échelle individuelle, demeure absolument cette in-substantialité et cette in-objectivité de la valeur. De même que la valeur est le produit d'une axiogénie (c'est-à-dire une création de valeurs) fondamentalement affective, de même la valeur sociale est le produit d'une d'axiogénie affective collective. De sorte que derrière l'effet de valeur, il n'y a rien d'autre que les auto-affections de la multitude et l'investissement de certains objets par des affects communs qui les valorisent en bien ou en mal, en beau ou en laid, en juste ou en injuste, etc.

Deuxièmement, il n'y a jamais un affect commun au singulier. Car la politique c'est aussi que la multitude est fractionnée. Elle est fractionnée en affects communs partiels, ou régionaux, si vous voulez. Éventuellement, et même le plus souvent, antagonistes. Bref, il y a des conflits d'adhésion, il y a des conflits de valorisation.

La vraie question à propos d'une certaine chose, n'est donc pas tant : "Comment se forme l'affect commun qui l'a investi ?", mais plutôt : "Comment se forment les affects communs partiels, éventuellement antagonistes, c'est-à-dire affirmant, posant, produisant à son sujet des valorisations différentes ?" Et là aussi la question qui suit est évidente : "Qu'est-ce qui détermine l'issue de ces confrontations et de ces conflits de valorisation ?" Et là encore, la réponse spinoziste est dans le droit fil de son analytique réaliste de la puissance. Et cette réponse, c'est que les gros bataillons l'emporteront sur les petits ; ou, si vous voulez prendre en compte l'effet des variables intensives, que les bataillons les mieux armés l'emporteront sur les autres.

Et là on voit que le spinozisme est à bien des égards, et je ne dis pas à tous égards, une agonistique générale et partant il est également une agonistique des affects. Une agonistique des affects qui a cette propriété remarquable de se déployer aussi bien au niveau inter-psychique qu'intra-psychique. Et c'est bien ce que dit Éthique 4-7 (la proposition 7 de la partie 4) : Un affect ne peut être réprimé ni supprimé si ce n'est par un affect contraire et plus fort que l'affect à réprimer. Ça c'est la proposition centrale de l'agonistique des affects.

Alors on a là tous les éléments d'un tableau d'ensemble que je vais récapituler brièvement. Dans lequel :

  1. La valeur n'a rien d'intrinsèque aux choses.
  2. Elle leur advient toujours du dehors.
  3. Ce dehors est social et dont la nature est en dernière analyse affective.
  4. Autour de chaque chose, il y a des affrontements de valorisation, par affrontements d'affects communs partiels interposés.
  5. Et puis j'ajoute ceci, c'est que ces affrontements sont médiatisés par des structures, par des milieux institutionnels, c'est-à-dire par des formations d'affects communs pré-constituées.

Par exemple, le musée, la galerie, puisque j'ai dit que j'allais parler de valeurs esthétiques, sont par excellence des formes institutionnelles cristallisant des affects communs stabilisés, préformés. Et telle est d'ailleurs la nature même du capital symbolique. Le capital symbolique c'est le fait d'avoir concentré sur soi un affect commun, tirant par là, constitutif de puissance. Et je le dis par parenthèse, vous voyez à quel point les concepts de la philosophie de Baruch Spinoza s'offrent par exemple à compléter ou à prolonger les intuitions théoriques de la sociologie de Pierre Bourdieu par exemple.

Le détenteur de capital symbolique a été valorisé et par suite, il faudrait dire même plus exactement, par transitivité, il devient valorisant à son tour. Il peut opérer des valorisations. C'est parce qu'il a été antérieurement reconnu qu'il peut ultérieurement produire des opérations de reconnaissance. Par exemple, si Gagosian (galeriste et marchand d'art américain d'origine arménienne), peut par son jugement, par son seul jugement, valoriser une oeuvre, c'est parce que sa parole a préalablement été valorisée, et c'est d'avoir été valorisée qui la rend valorisatrice.

Donc, vous voyez, à l'encontre de la pensée individualiste, qui s'arrête au seuil du mystère ineffable des grands hommes, le spinozisme invite, lui, à voir qu'un agent n'est socialement puissant que parce qu'il a déjà hérité d'une certaine puissance sociale. En d'autres termes, il a été le réceptacle d'un affect commun. Il dispose par suite d'une certaine capacité à produire d'autres affects communs, ce qui est la définition même de la puissance sociale chez Baruch Spinoza.

La jouissance de l'affect commun est donc le propre de tous les objets faisant médiation, je veux dire, s'étant intercalé, pour ainsi dire, dans les circulations de la puissance de la multitude, que ces objets soient des institutions, des individus, individus institutionnels, individus faits institutions, etc.

Alors il est inutile d'insister sur la ressource stratégique que constituent les affects communs dans les luttes politiques, quelles que soient leur nature. Les luttes de valorisation esthétique dans le champs de l'art contemporain, ce sont des luttes politiques. Le nom du jeu c'est alors la capture.

Les gros bataillons, les bataillons les mieux armés dont je parlais tout à l'heure, ce sont les bataillons qui ont réussi à mettre l'affect commun de leur coté. Et très logiquement, les gens de pouvoir ont développé une mimesis et une phronesis de la capture. C'est-à-dire un art tout à fait empirique de se placer dans le courant de la puissance de la multitude. De s'y intercaler, de la faire passer par eux, et pour l'ajouter à leur puissance propre qui n'est rien sans elle.

Alors voilà. Vous avez avec cette esquisse un peu grossière, vous avez les linéaments d'une théorie tout à fait générale de la valeur et des groupes de valorisation. Tout à fait générale en quelle sens ? Au sens où elle est transversale à tous les ordres de valeur, aussi différents puissent-ils paraître. Car c'est ça la chose drôle. On tient généralement valeur économique, valeur morale, valeur esthétique, pour absolument hétérogènes. C'est sûrement un malheureux accident lexical qui fait qu'on ne dispose que d'un mot pour parler de ces trois choses qui, c'est évident, n'ont rien à voir les unes avec les autres.

Pas du tout. L'identité de mot est très heureuse au contraire. Elle fait signe en direction d'une identité de principe que la perspective spinoziste permet précisément de dégager, à savoir le pouvoir axiogénique des affects. Et il y a un sociologue qui a très très bien compris ça : c'est Émile Durkheim, grand spinoziste, enfin, c'est un spinoziste méconnu comme tel. Et il a également en vue une théorie unifiée de la valeur ; voici ce qu'il dit dans "Sociologie et philosophie" : "Les phénomènes sociaux :" (et regardiez bien la liste) "religion, morale, droit, économie, esthétique, ne sont autre chose que des systèmes de valeur."

Alors pourquoi avoir fait tout ce détour ? Parce que j'arrive maintenant, vous voyez, pedibus cum jambis, j'arrive à mon objet finalement, c'était un peu lent. Mais pourquoi avoir fait tout ce détour ? Et bien parce que l'entreprise de Damien Hurst me semble être la performation pratique de cette théorie unifiée de la valeur. C'est-à-dire de cette identité de principe de toutes les valeurs. Et en ce sens, intentionnellement ou non, ça c'est une autre question, cette entreprise de Hurst emporte une charge critique explosive contre les représentations courantes de la valeur économique.

Et voici qu'apparaît l'art comme révélateur de l'in-objectivité et de l'in-substantialité de la valeur. Au moment où l'art s'économicise, voilà, ça serait ça ma thèse. Au moment où l'art se marchandise à outrance, il devient le plus puissant dissolvant des illusions de la valeur économique. Au moment où la valeur esthétique se rapproche de la valeur économique, elle en détruit les fondements.

La valeur esthétique, alors c'est une chose bien admise, c'est affaire de goût, d'opinion, c'est le domaine de l'intersubjectivité, de l'instabilité, des fluctuations incompréhensibles. Là où la valeur économique est créditée d'être substantiellement fondée et objective. Or, l'économicisation de la valeur artistique procède de l'idée que la valeur esthétique va s'exprimer sous la forme de la valeur économique. Peut-être pas en totalité, mais d'une manière qui, pour être partielle, n'en est pas moins fidèle dans son ordre, et voici la valeur économique, l'évaluation monétaire, qui fait index de toutes les valeurs esthétiques.

Or, en gros, ce que fait Damien Hurst, c'est que mettant intimement en contact la valeur creuse de l'art et la valeur supposée pleine de l'économie, il fait apparaître en pleine lumière que la valeur supposée pleine est en fait tout à fait creuse. De sorte que par ce rapprochement, le creu, c'est-à-dire la non-substantialité de la valeur esthétique, contamine fatalement la valeur économique. D'où la conclusion contre-intuitive à l'encontre de la déploration courante. Dans le rapprochement de la valeur esthétique et de la valeur économique, celle des deux qui tue l'autre n'est pas du tout celle qu'on croit.

Alors ce rapprochement, cette confusion même de la valeur esthétique et de la valeur économique, doit toucher juste si l'on en juge par les levées de boucliers symétriques qu'elle provoque. Parce qu'alors, de tous les cotés c'est le tollé. Évidemment c'est dans la théorie plutôt que dans la pratique que la réaction se produit du coté de l'économie, et elle ne date pas d'aujourd'hui. En 1908, Émile Durkheim fait une conférence devant la société d'économie politique. C'est un symptôme absolument magnifique et qui n'a pas pris une ride en un siècle. Il y est toujours autant d'actualité. Alors, que dit Durkheim à nos braves économistes ? Il leur dit en substance ceci : Vous pensez que les sciences sociales qui prennent pour objet le droit, la morale, la politique… , (vous savez, celles-là même qu'on appelait les sciences morales et politiques, avec académies ad hoc, tout ce que vous voulez…) Vous pensez que ces sciences sociales là ont essentiellement à faire avec des valeurs d'opinion et avec des valeurs de croyance, et vous avez raison. Mais vous pensez par ailleurs que les valeurs de l'économie, les valeurs monétaires sont absolument distinctes, car, loin d'être faites de jugements et d'opinions, elles sont substantiellement fondées et objectives. Et là vous avez tort, les valeurs de l'économie n'échappent pas à l'ordre commun de la valeur. Ce que vous croyez objectivement fondé, du seul fait qu'il prend la forme quantitative des prix monétaires, n'est que l'expression nombrée d'une composition de jugements d'opinions et de croyances, c'est-à-dire une composition d'affects collectifs.

Et voilà atteint directement le grand tabou de l'économie orthodoxe. L'économie est le domaine quantitatif du social, et, par là, elle imagine que ce quantitativisme lui donne tous les titres au statut de sciences galiléennes. Et, séance tenante, elle se rêve comme la seule vraie science des sciences sociales, la moins molle, peut-être même la plus dure, allez savoir. Puisque, elle au moins, elle est objective. Elle est objective par la grâce de ce substrat quantitatif qui lui a été offert.

Et Durkheim renverse d'un coup cette prétention. Alors c'est insupportable bien sûr. Les rapports économiques, dit-il, n'échappent en rien à l'empire de l'opinion et de la croyance. Ils y sont même entièrement immergés.

Alors qu'est-ce qu'une croyance en termes spinozistes ? Et bien c'est une idée-affect, et je devrais même le redire autrement pour marquer plus fortement encore ce primat des affects. Une croyance, en termes spinozistes, c'est un affect investi dans un certain contenu représentationnel, investi dans un certain contenu idéel. Et c'est bien ce que disait Éthique 4-8, que j'ai cité tout à l'heure : Les jugements sont formés au voisinage immédiat de nos affects, ils sont intégralement dans leur orbite.

Alors, tout ça est parfaitement insupportable pour la science économique qui continue tête baissée de nourrir ses dogmes de la valeur substantialiste et de la valeur objective. Et alors sous ce rapport, vous pourriez mettre ensemble des courants que tout oppose par ailleurs. Vous pourriez mettre ensemble la théorie néo-classique la plus échevelée et le marxisme le plus critique. Et alors là où cette persévérance dans l'entêtement atteint vraiment ses points les plus hauts, c'est en matière de théorie néo-classique de la finance qui tout entière se construit autour du concept dit de valeur fondamentale.

Alors, qu'est-ce qu'une bulle ? La théorie néo-classique de la finance répond : c'est la divergence durable des prix des actifs de leur valeur fondamentale. Alors, en même temps, on peine à comprendre, vous voyez, parce que la valeur fondamentale est là, elle existe, elle est objective, elle est connaissable en principe, elle est sûrement connue puisque par ailleurs on fait l'hypothèse que les agents sont parfaitement rationnels. Et pourtant les prix vaguent, ils errent, ils s'écartent, on ne sait pas trop pourquoi d'ailleurs. Je vous assure que les théoriciens néo-classiques doivent faire de ces contorsions pour tenir toutes ces choses ensemble, c'est absolument invraisemblable.

En fait, heureusement pour eux, de temps en temps, il y a des krachs. Alors ça c'est vraiment magnifique, parce que là c'est la restauration du règne de la vérité de la valeur fondamentale. Qu'est-ce qu'un krach ? La théorie néo-classique répond : c'est précisément la résorption brutale de cet écart entre les prix d'actifs et la valeur fondamentale. Sauf que la caractéristique phénoménologique la plus saillante au milieu d'un krach, c'est que les agents sont strictement incapables de trouver les prix d'équilibre. Qu'est-ce que cela prouve ?

Regardez, depuis deux ans on y est. Les banques ont des bilans farcis d'actifs avariés dont elles ne savent pas indiquer la valeur. Qu'est-ce que ça vaut ? Je veux dire normalement c'est la question princepts pour les praticiens de l'économie. Si on ne sait pas répondre à ça, on va se coucher, on fait autre chose. Oui mais, sauf que la question demeure sans réponse, et pour cause, c'est que la valeur fondamentale n'existe pas.

Alors à l'inverse, l'approche Spinoza-Durkheim-Keynes, alors ça vous paraît peut-être bizarre cette filiation qui va de Spinoza à Keynes, et pourtant à mon avis elle est très réelle. Cette approche dit tout autre chose.

Qu'est-ce qu'une bulle ? C'est un certain profil de croissance explosive des prix d'actifs en tant qu'il est soutenu par une croyance collective, c'est-à-dire par un jugement d'affects collectifs. Qu'est-ce que la bulle Internet ? C'est la croyance collective en le fait que les start-up seront des eldorados de profit. Qu'est-ce que la croyance sub-prime ? C'est la croyance collective en l'absence totale de risque des produits dérivés par titrisation des crédits hypothécaires, et propulsés aux quatre coins de l'univers par les mécanismes de la finance structurée. Et qu'est-ce qu'un krach dans ces conditions ? C'est le renversement brutal de la croyance collective. Un krach, c'est une bifurcation dans le régime des affects collectifs.

Et alors du coté de l'art maintenant. Et bien la réticence à la confusion entre valeur esthétique et valeur économique n'est pas moins grande, mais, évidemment, pour de tout autres raisons. Alors là, je vais m'appuyer sur un texte récemment publié par une artiste qui s'appelle Aude de Kerros et qui annonce, prophétise même, je cite : l'effondrement du financial art. Alors, c'est un texte presque parfait pour mettre en évidence tout ce dont je viens de parler mais, j'en ai peur, selon une mise en évidence tout à fait in-intentionnelle ; je pense que mon interprétation est radicalement étrangère au propos de l'auteure. Et je le dis d'emblée, je vais faire de ce texte une lecture symptômale et documentaire.

Le texte dont il est question est : L'effondrement du "financial art". Il a été publié le 23 décembre 2008 par le journal Le Monde. Comme ça a été dit l'autrice se nomme (ou se fait nommer) Aude de Kerros.

Alors, voici quelques citations : New York a fait de l'art contemporain un "financial art", […] New York est considéré comme la capitale de l'art depuis presque quatre décennies. […] New York n'est pas une capitale de l'art au sens où nous l'entendons en Europe : un lieu de culture, d'échanges intellectuel et artistique à caractère universel, où l'argent et la côte ne sont pas la finalité. Donc c'est très drôle parce que vous commencez à dire ce texte, et il vous paraît qu'il appartient entièrement au registre de la parfaite positivité, et en fait très vite vous vous apercevez du contraire. Il est complètement dans le registre de la normativité et de la performativité. Car il y a là tous les éléments d'une lutte de valorisation.

New York a fait de l'art contemporain un "financial art" , c'est la position d'une différence de valeur par qualification distinctive. New York est considéré considéré comme la capitale de l'art , c'est la dénonciation d'une idée reçue, c'est-à-dire la qualification d'une valeur comme fausse valeur. New York n'est pas une capitale de l'art au sens où nous l'entendons en Europe , c'est l'assertion de la fausse valeur par comparaison avec la vraie, la vraie "c'est nous", nous en Europe.

Et donc vous voyez ce texte, qui pourrait être pris pour une analyse, est tout entier une prise de parti. C'est-à-dire un mouvement stratégique à l'intérieur d'un champ de lutte, où il a vocation à produire un certain effet. Alors ça ne veut pas dire que le texte n'ait aucune portée analytique, parce que très logiquement les insiders ne peuvent pas ne pas avoir une connaissance d'insider de leur milieu. Elle est souvent pertinente. Aude de Kerros dit des choses assez lucides, même si elles sont de mieux en mieux connues sur le champ de l'art. Et des choses, ces choses qu'elle dit, c'est l'analyse de la structure institutionnelle captatrice et productrice des affects communs. C'est-à-dire opératrice des valorisations, mais des fausses valorisations.

New York a fait de l'art contemporain un "financial art", dont la valeur s'élabore grâce à un jeu entre collectionneurs tout à la fois membres des conseils d'administration des musées et des fondations, propriétaires de supports médiatiques, de maisons de vente et de galeries. Donc vous voyez, derrière les valeurs, derrière les fausses valeurs, Aude de Kerros dévoile les réseaux de valorisation. Et le signe, pour Aude de Kerros, que les fausses valeurs sont fausses, c'est ça : c'est qu'on peut faire l'analyse de leur mécanisme de production, et ça, ça les ternit irréversiblement.

Ces affirmations "duchampiennes" visent à protéger l'Art Contemporain, produit financier et médiatique ne reposant sur aucun critère vérifiable et compréhensible , elle n'a pas dit "objectif", mais c'est de justesse ; critère vérifiable et compréhensible, on fait presque de l'épistémologie. fruit d'un délit d'initiés. Or poursuit-elle, Les critères d'évaluation existent. On peut distinguer désormais des artistes libres créant des œuvres, dont la valeur se vérifie avec le temps, et des artistes au service de réseaux, fabriquant les cotes en deux ans. New York n'est pas le lieu privilégié d'une activité mystérieuse et désintéressée qui se nomme création.

Alors, toute la position donc d'Aude de Kerros est le refus de l'in-substantialité de la valeur, le refus de son caractère absolument extrinsèque. Et alors ce qui est très drôle c'est que cette in-substantialité qu'elle sait très bien voir en dévoilant la présence des arrières-plans sociaux, des réseaux, dont elle fait un motif de disqualification des valeurs comme fausses valeurs, elle se refuse à la voir dans tous les autres cas et affirme l'existence des vrais critères, vérifiables, des bonnes distinctions intrinsèques, etc. Ce qui met sa position dans un singulier porte-à-faux, puisque les valeurs sont fausses dit-elle quand on peut apercevoir les mécanismes sociaux de leur production. Mais comment pourrait-il y avoir des valeurs sans mécanismes de production de la valeur ? Y aurait-il des surgissements de la valeur par génération spontanée ? Et comment ces mécanismes de production pourraient-ils ne pas être sociaux ?

Cette contradiction s'exprime de manière presque parfaite dans une phrase qui, me semble-t-il, résume à elle seule tout son propos. Ce qui compte dans le "financial art" n'est pas la valeur intrinsèque, mais la solidité du réseau qui garantit le produit. Si le réseau souffre, la valeur s'effondre. Et bien, enlevez la référence à la valeur intrinsèque et moi je ne peux qu'être d'accord avec cette proposition, que je ré-exprimerais cependant de la manière suivante : comme il n'y a rien derrière la valeur qu'un affect commun, si la structure sociale de l'affect commun s'effondre, alors la valeur s'effondre du même coup. Et oui, si le support tombe, la chose supportée tombe avec. Donc, l'erreur c'était de croire que la chose, en l'espèce la valeur, pouvait tenir en l'air d'elle-même, toute seule, par ses propres moyens.

Et, ce qui me semble-t-il, abuse ici Aude de Kerros, c'est que la structure sociale de l'affect commun a un caractère institutionnel très marqué, c'est presque épais, il faut dire les choses. Il se donne comme l'appareil d'un projet politique de valorisation très très visible. On pourrait presque parler d'entreprise concertée. Mais ceci est une caractéristique seconde. On peut la trouver tout à fait désagréable, et pour tout vous dire ça n'est pas loin d'être mon cas, mais pour si désagréable qu'elle soit, elle demeure seconde néanmoins, analytiquement. Dans tous les cas, aussi bien les cas qu'on aime que les cas qu'on n'aime pas, il n'y a rien d'autre derrière la valeur que les affects communs et leur structure sociale. Aussi, formellement parlant, les motifs par lesquels Aude de Kerros pense ruiner la position de ses adversaires, sont les mêmes qui ruinent la sienne propre.

Alors, de quoi ce texte est-il le document ? Et je vais finir la-dessus. Il est le document d'une bataille. Il est le document d'un choc de valorisations antagonistes qui rappelle que derrière les valeurs il n'y a jamais autre chose, en dernière analyse, que des luttes d'affects communs et la victoire d'un affect commun majoritaire, avec ses mécanismes de formation. Alors, il n'est pas impossible qu'à la fin des fins, Aude de Kerros ait raison entre guillemets, mais pas pour les raisons qu'elle croit, je veux dire, ça ne sera pas par l'effet de la parousie triomphale de la vraie valeur ; ça sera tout simplement parce que, sans le savoir, elle a rejoint les plus gros bataillons, les bataillons les mieux armés.

Alors, cette réalité, un peu désenchantée, il faut le dire, de la valeur, peut cependant échapper au registre légèrement déprimant de l'analyse et faire l'objet, et ça c'est beaucoup plus intéressant, d'une reprise proprement artistique à l'occasion de quoi elle livre des aperçus et des paradoxes tout à fait stimulants. La proposition de Damien Hurst, quoi qu'on pense du personnage et de son entreprise, en fait partie.

Et alors, évidemment, travaillant sur la monnaie avec André Orlean depuis quelques temps, je ne pouvais pas être insensible à cette autre proposition, qui est déjà ancienne. Soit un billet dessiné par Warhol, sa valeur faciale est de 10 dollars. Question : quelle est sa valeur effective ?

Tout l'intérêt de cette proposition, c'est d'organiser en elle-même - et non par le jeu de commentaires extrinsèques - c'est d'organiser en son sein la mise en conflit de principes de valorisation antagonistes, quoique formellement identiques, je le redis, puisque derrière toute valorisation, il faut toujours chercher l'affect commun, c'est-à-dire la potentia multitudinis.

Mais Warhol, en un seul geste, ici, fait jouer deux affects communs, l'un contre l'autre, ou peut-être même l'un avec l'autre. L'affect commun de la valorisation monétaire, qui valorise à 10 dollars un billet marqué 10 dollars, et l'affect commun de la valorisation artistique, qui donne à l'oeuvre une valeur immensément supérieure à la valeur faciale de la chose représentée.

Alors, d'une certaine manière, mais c'est sans doute moi qui projette mon propre point de vue dans cette affaire, et j'ai tendance à penser que la démonstration aura été encore plus convaincante si Warhol s'était contenté de punaiser un vrai billet de 10 dollars. Dès lors, on aurait eu cette chose assez drôle d'un vrai billet de 10 dollars qui aurait pu s'échanger à des milliers ou à des millions de dollars.

Alors, on peut faire plus vertigineux encore, avec cette autre proposition de Cildo Meireles. Bon, le billet de 0 dollar de Meireles est, je le précise, aux dimensions réelles du greenback, il fait 6,5 cm par 15,5 cm. Bon, là on a un objet tout à fait remarquable. On a un signe monétaire qui est en soi l'affirmation d'un valoir marchand, mais dont la valeur faciale est nulle, c'est-à-dire un objet dont l'essence qui est de valoir, est contredite par sa réalisation qui est un valoir 0, mais exaucé par le fait que cette contradiction a été opérée selon un geste artistique, c'est-à-dire convoquant un autre principe de valorisation, donc un autre affect commun, second principe de valorisation qui va néanmoins trouver son expression dans la syntaxe du premier. Et me voici avec un billet de 0 dollar qui vaut beaucoup de dollars, ça c'est assez réussi.

Alors, vous voyez, pour finir, s'il est vain, dans le registre de l'analyse rigoureusement positive, de chercher quelque chose que la valeur économique aurait et que la valeur esthétique n'a pas, et ne devrait pas avoir, ou bien l'inverse. En revanche, le jeu en combinaison, en opposition, en dénégation ou en subversion de ces différentes formes de la puissance de la multitude, est loin de manquer d'intérêt. Je céderais même à la tentation de dire qu'il est loin de manquer de valeur. Voilà ! Je vous remercie.