Les macarons du diable

Peut-être est-ce dû à la façon dont je choisis mes sources d'information : il semble que ces derniers temps le débat sur la publicité en ligne soit présent partout, et plus particulièrement concernant l'impact des anti-téléchargeurs de publicités sur l'économie numérique.

On pourrait penser que tout a déjà été dit sur ce sujet : trop de publicité tue la publicité, qui va devoir survivre en devenant du contenu sponsorisé, parce qu'il faut bien payer les créateurs et créatrices de contenu, et puis si vous n'aimez pas la publicité vous n'avez qu'à ne pas nous lire ! (l'ai-je bien résumé ?).

Il me semble que tous ces articles négligent un aspect pourtant fondamental (mais tu vas devoir lire tout l'article pour le connaitre).

Il n'y pas d'alternative

Tout se passe comme si, dans l'esprit des auteurs et autrices sinon celui du public, le seul modèle économique possible du numérique était celui de la publicité. Comme si c'était l'alpha et l'omega du Web, l'unique façon de financer le contenu via cette technologie, sauf à vouloir – horresco referens – faire payer l'utilisateur/utilisatrice final·e.

C'est un peu court.

D'abord parce que – bien sûr – il existe bien d'autres façons de financer un service. De l'abonnement au don, en passant par le mécénat, l'associatif, la vente de produits dérivés… Si le logiciel libre nous a appris une chose, c'est qu'il n'y a pas toujours de rapport entre la liberté d'accès et la rentabilité d'un produit, et que l'imagination humaine en matière de financement n'était pas forcément soumise aux règles de l'économie du 19ème siècle.

Et puis parce que, malgré ce qu'affirmaient la très grande majorité des observateurs et observatrices avant l'ouverture de Mediapart, par exemple, il existe encore un public prêt à payer pour un service sans publicité (même YouTube commence à s'en apercevoir).

Ensuite parce que – quoi qu'en disent certains (suivez mon Rogard) – la gratuité n'est pas forcément le mal.

Fando et Lis

Eh non : quand c'est gratuit, vous n'êtes pas toujours le produit. La phrase est jolie, et résume bien le fonctionnement actuel des plus grands acteurs du Web (au moins en 2015), mais ça n'en fait pas pour autant la vérité universelle que certains ont tout intérêt à nous vendre.

Oui (par exemple), un auteur ou une autrice peut décider de publier son livre en ligne, en souhaitant qu'il soit largement diffusé, et sans pour autant en espérer un retour commercial quelconque. Oui, n'en déplaise aux industriels de la distribution qui n'imaginent pas l'existence d'une création hors de leurs réseaux, il existe des milliers de blogs de très grande qualité dont les auteurs et autrices n'espèrent aucun retour, fut-ce en terme de simple notoriété (les plus connus sont d'ailleurs souvent publiés sous pseudonymat). Oui, il existe des services techniques qui fonctionnent par passion, militantisme ou simplement pour le plaisir de partager et d'offrir. Voyez Mailoo, voyez Framasoft, voyez Reflets, voyez Twister, voyez tous ceux et celles qui n'attendent aucun retour, hormis les dons volontaires (et très occasionnels) de leurs utilisateurs et utilisatrices.

Bien sûr, ceux et celles qui choisissent d'agir ainsi, gratuitement, ont sans doute d'autres sources de revenus (tout comme d'ailleurs l'écrasante majorité des auteurs et autrices « commerciaux » que leurs oeuvres ne font pas vivre).

Évidemment, certains services finissent par disparaitre, par manque de moyens, ou parce que la passion n'a qu'un temps (mais combien de site commerciaux, basés sur la publicité ou l'abonnement, ont disparu eux aussi au fil des ans ?).

Et bien entendu, il n'est pas question dans ces lignes de nier aux auteurs et autrices le droit de vouloir vivre de leur travail.

Tout au plus de relever que si tout travail devait relever du seul commerce, ce monde serait bien triste.

Et d'affirmer que l'Internet libre et non-marchand est toujours debout.

Un pacte avec le diable

Mais je m'égare.

Car enfin, a-t-on bien mesuré le danger que fait peser sur nos vies ce contrat Faustien de « publicité contre gratuité » ?

Déjà, il serait urgent de rappeler, toujours, que ce contrat est largement biaisé : la publicité n'est jamais gratuite.

Pas seulement en terme de vie privée (j'y reviendrai) mais même en termes simplement financiers : c'est toujours celui qui la reçoit qui la paie. Soit quand il achète les biens promus, soit quand il paie son abonnement à Internet. Et dans un écosystème mobile dans lequel les données (accédées via des réseaux "téléphoniques") sont payées au prix fort, ce coût là est loin d'être négligeable : certains payent – cher – l'affichage d'une publicité agressive qui veut les faire acheter plus cher les objets qu'elle affiche sans leur accord.

C'est la victoire ultime des spammeurs (qu'on accusait, déjà, d'abuser d'un service payé par l'utilisateur final ou l'utilisatrice finale plutôt que par l'annonceur).

Ensuite, et c'est là qu'est l'aspect fondamental dont je parlais au début (ok, j'ai dérivé, pardon) : ce que cherchent les annonceurs, c'est la meilleure diffusion possible au meilleur coût.

Voyons le schéma théorique de la publicité en ligne :
Schéma théorique de la publicité en ligne
Ce schéma implique non seulement que l'annonceur passe par une agence (ça vaut mieux pour lui : il est mauvais communicant de toutes façons), mais que cette agence doit ensuite traiter soit avec des régies (qui elles-mêmes vont devoir négocier avec le plus grand nombre possible de diffuseurs), soit directement, pour les plus gros diffuseurs.

De facto, les plus gros sont favorisés, même dans ce simple schéma théorique : les agences préfèreront toujours choisir de passer leur annonce sur TF1 que sur Chérie 25, sur Google que sur un blog, sur Twitter que sur IRC. Même si c'est plus cher : du moment que ça touche le maximum de monde, c'est toujours meilleur marché, et plus facile. D'autant que les plus gros disposent de d'avantage d'informations sur leurs utilisateurs et utilisatrices, et donc permettent de mieux les cibler.

Et ce schéma là est d'autant plus théorique que les plus gros diffuseurs (disons les GAFAM, pour simplifier) ont rapidement mis en place leur propre régie publicitaire, et gèrent directement le reste de la chaine de diffusion. Ce faisant, ils gagnent d'avantage d'argent, deviennent encore plus gros, donc disposent d'encore plus d'informations privées, et attirent encore plus d'annonceurs. C'est un cercle vertueux (pour eux, s'entend; pour toi, lecteur ou lectrice, il est méchamment vicieux).

L'économie basée sur la publicité crée donc, de facto, la centralisation du Web.

À terme, et le mouvement est déjà bien engagé chez Facebook, l'utilisateur final ou utilisatrice finale ne sort plus du silo construit pour lui afficher le plus d'annonces possible, basées sur le maximum de données privées possible, et jusqu'à la vente finale du produit annoncé. Ce n'est plus ni Internet ni le Web, c'est juste une grande gallerie marchande bardée de caméras de surveillance précises au point de connaitre la taille de tes boobs (ou d'autres choses).

La centralisation c'est bon, mangez-en

Tu pourrais te dire, à ce stade, que les gouvernements vont réagir, réguler tout ça, limiter l'hyper-centralisation, protéger les plus faibles pour leur garantir une petite part de la très théorique théorie du ruissellement. Sauf que, et c'est là qu'on rigole : les États ont eux aussi tout intérêt à voir cet énorme réseau acentralisé et – donc – incontrôlable devenir un gentil toutou hyper-centralisé. D'abord ça permet, quand le besoin s'en fait sentir, de mieux censurer contrôler l'information du bon peuple, et ensuite, va savoir, de mieux le surveiller : c'est toujours plus facile de coller ses micros chez 5 ou 6 énormes opérateurs que dans une multitude de petits serveurs.

Et donc, en conclusion, on s'aperçoit que tout le modèle actuel de la publicité en ligne ne peut conduire qu'à la surveillance généralisée, la censure, et le tout-marchand. Il ne peut pas y avoir de publicité acceptable, de charte de bonne conduite et j'en passe dans les listes blanches vendues aux plus offrants : si le modèle économique est basé sur la diffusion de publicité, in fine, on retourne dans notre joli cercle.

Et là, ami lecteur ou amie lectrice, il est temps de se dire que non : les anti-téléchargeurs de publicités ne sont pas juste des gadgets bien pratiques pour lire un article sans être emmerdé par des mickeys clignotants et qui créent quelques soucis financiers à ton webzine favori. Ce sont aussi (à leur corps défendant, je veux bien l'admettre), les armes de la résistance contre le meilleur des mondes. Quitte à changer de modèle.