Jean-Marie Harribey, piètre lecteur de Bernard Friot

Préambule

Ce qui suit est une critique de l'article "Les retraités au pouvoir selon Bernard Friot ?" par Jean-Marie Harribey publié le 20 février 2023 sur son blog "L'économie par terre ou sur terre ?" chez Alternatives Économiques. Il y critique Bernard Friot, ce à l'occasion de son dernier livre (Prenons le pouvoir sur nos retraites, éditions La Dispute, 2023, 112 pages). Précisons qu'au moment où nous écrivons ces lignes, nous n'avons pas lu le dit livre, mais nous avons lu du Bernard Friot, notamment "Le travail, enjeu des retraites" publié en 2019 aux éditions La Dispute (avec 218 pages), et que c'est une ré-édition complétée de "L'enjeu des retraites" publié en 2010 chez le même éditeur (avec 175 pages). Puisque que le dernier livre de Bernard Friot (Prenons le pouvoir sur nos retraites), critiqué par Jean-Marie Harribey, a tout l'air d'être une version courte de "Le travail, enjeu des retraites" et que nous l'avons lui lu, nous nous appuierons essentiellement sur ce dernier pour montrer la mécompréhension flagrante du travail de Bernard Friot par Jean-Marie Harribey.

Remarquons d'ailleurs que ce dernier a critiqué "L'enjeu des retraites" (2010) dans "Les retraités créent-ils la valeur monétaire qu'ils perçoivent ? Remarques sur le livre de Bernard Friot, L'enjeu des retraites" publié dans le numéro 6 (du second semestre 2010) de la revue française de socio-économie. Il le signale d'ailleurs lui-même via sa première note de bas de page. De plus, il signale, dans le même numéro, la réponse de Bernard Friot : "Travailler, est-ce avoir un emploi ou une qualification personnelle ? L'activité des retraités est-elle "utile" ou est-ce "du travail" ?". Ça va de la page 149 à 156 pour Jean-Marie Harribey et de la page 157 à 166 pour Bernard Friot.

Enfin, précisons que je ne suis pas un friotologue, même si je trouve intéressant ce qu'écrit Bernard Friot, ce qui ne m'empêche pas d'avoir avec lui de nettes désaccords, notamment son emphase sur ce qu'il faudrait mettre idéellement en avant (par exemple à la fin du chapitre 1 de son livre de 2010-2019 sur les retraites : C'est donc par des propositions offensives sur ce statut que la réforme pourra être combattue efficacement ) que je trouve bien exagérée et qui a en miroir la lacune énorme de la manière matérielle de construire un rapport de force (il ne sera pas question de syndicalisme d'action directe et d'auto-gestion en opposition au syndicalisme de service à acheter-consommer, du champ professionnel syndical avec le champ d'Industrie contre le champ d'entreprise et le champ de métier, de culture et sociabilité hors de l'enceinte du lieu de travail subordonné, de la formation pratique et intellectuelle dans les syndicats qui peuvent construire un embryon de la société future et pourrait être base de réorganisation sociale pour reprendre la célèbre Charte d'Amiens adoptée en 1906 par la CGT française et qui est le bref manifeste des syndicalistes révolutionnaires qui sont aujourd'hui notamment regroupés en France dans les Comités Syndicalistes Révolutionnaires, de l'utilité de caisses syndicales permanentes pour la grève et l'anti-répression, etc.). Je ne suis pas non plus économiste, même si encore une fois ça m'intéresse. Je ne suis qu'un amateur.

L'important : dire ou faire ?

Jean-Marie Harribey se plaint que Bernard Friot accuse les syndicats et tous les opposants aux réformes de se référer à la notion de salaire différé, alors que la majorité d'entre eux parlent non pas de différé mais de salaire socialisé. Contrairement à Jean-Marie Harribey, Bernard Friot adopte une démarche se voulant matérialiste et non idéaliste : il s'intéresse à ce qui est fait et non à ce qui est proclamé qui est fait par celleux qui font. Ce n'est pas une objection nouvelle de Jean-Marie Harribey et Bernard Friot y a répondu.

En effet, à la page 31 de "Le travail, enjeu des retraites" (éditions La Dispute, 2019), voila ce qu'on trouve : Notons au passage la faiblesse argumentation d'Harribey quand il m'objecte que le syndicats ne s'expriment pas en terme de revenu différé, et donc qu'ils ne se battent pas selon cette problématique : toujours la même croyance qu'on ne fait que ce que l'on dit. [… En effet,] il [le salaire socialisé] ne signifiait pas la reconnaissance de l'enjeu de la pension comme salaire continuée, puisque le coeur de l'argumentaire restait la solidarité intergénérationnelle.

Validation sociale de la pension

Selon Jean-Marie Harribey : par définition, l'activité libre de chaque retraité ne reçoit aucune validation sociale et n'engendre donc aucune valeur au sens économique On voit là de quelle définition il part : le salaire ne peut être que la compensation d'une activité non-libre, d'une activité de soumission. Avec cette définition, issue de la vision de Karl Marx au 19ème siècle et de la construction juridique faite au 20ème qui le dit dans le Code du Travail, le salaire est nécessairement capitaliste, il l'est par essence.

Mais Bernard Friot propose une autre définition du salaire (ou alternativement de distinguer un salaire capitaliste et un salaire communiste, qui est lui validé selon d'autres critères, et c'est ce conflit de validation sociale qui est masqué par l'identification entre travail et production marchande nous dit Bernard Friot à la page 34 de "Le travail, enjeu des retraites"). Le salaire peut être attaché à la personne et non plus au poste de travail. Cela est alors le support pour une activité libre. Toutefois, dans son système, l'éventuelle progression du salaire sera soumise à l'évaluation sociale, si tant est que le seuil maximal n'ait pas déjà été atteint.

Dans le système friotiste, la validation sociale est faite avant l'acte, elle est sa prémisse et non son résultat. C'est d'ailleurs ce qui est déjà fait avec l'investissement bancaire : de l'argent est alloué à une entité avant même qu'elle n'ait fait ce pour quoi elle a reçu l'argent. En ce cas, la validation sociale se fait après. Bernard Friot propose le même mécanisme, mais cette fois pour le salaire.

Inflexion de la thèse ?

Selon Jean-Marie Harribey, avec ce nouveau livre (Prenons le pouvoir sur nos retraites, 2023), Bernard Friot ferait subir à sa réflexion une évolution en apparence subtile et discrète mais en réalité assez grande . Quelle serait t'elle ? Auparavant, dans l'esprit de Bernard Friot, le retraité travaillait et produisait donc la valeur de sa pension. Maintenant, l'auteur explique que, comme le retraité perçoit un "salaire" qu'il dit "continué", c'est qu'il travaille. Le raisonnement est donc complètement retourné.

Cela n'est pourtant pas nouveau dans le système Friot. En effet, en son sein, la valeur économique relève d'une convention sociale. Elle est le fruit de rapports sociaux et pas de la valeur d'usage produite (si tant est qu'il y en ait une). Le fait que la personne retraitée reçoive une pension détachée de sa contributivé (même si en l'état, ce n'est pas parfaitement comme ça, c'en est tout de même relativement proche) est un produit de l'Histoire humaine et non d'une quelconque loi économique. Cette convention sociale conduit à considérer que la personne retraitée produit du travail abstrait correspondant à sa pension et que l'affectation d'un salaire à la personne conduise à penser qu'elle travaille abstraitement. Les deux affirmations ont la même origine et l'une ne dépend donc pas de l'autre.

Plus loin, Jean-Marie Harribey écrit Bernard Friot fait du salaire un préalable à la production , et c'est tout à fait vrai. Il enchaine avec Mais, si c'est vrai, le cycle doit être conclu par la présentation face aux salaires de biens et services en conséquence. Or, Bernard Friot postule que chacun pourra dorénavant se livrer à des occupations librement, sans passer par la case validation sociale. Donc le bouclage du circuit ne pourra pas s'opérer macro-économiquement.

Oui, les gens pourront faire ce qu'ils veulent. Mais ils ne vont probablement pas rester au lit à se gratter le fond du nez ou à se masser ce qui leur fait plaisir, ils vont faire des choses, qui produiront des choses. On peut là-dessus renvoyer à un autre auteur, Frédéric Lordon, qui a publié le 18 août 2020 sur son blog l'article "Perspective 9 : Garantie économique générale et production culturelle", que l'on peut retrouver dans son livre "Figures du communisme" publié en 2021 aux éditions La Fabrique.

De plus, et c'est un élément central du système friotiste, le salaire ne sera pas le même pour tou·te·s. Tout le monde commencera certes avec le même salaire à la majorité, mais ensuite ce salaire pourra évoluer et ce jusqu'à un maximum (Bernard Friot a oscillé entre 3 à 5 fois le salaire de base, mais a toujours bien dit que c'était là une proposition et que l'arbitre serait la société). Les travaux qui n'intéresseront que trop peu par rapport au besoin ressenti socialement seront donc priorisables par le système de l'écart des salaires : on pourra plus rapidement et/ou facilement avoir son salaire augmenter en réalisant un travail insuffisamment doté selon le besoin collectivement défini.

Enfin, pour le bouclage macro-économique du circuit, il s'effectuera d'une manière ou d'une autre. Une quantité de monnaie est de la valeur abstraite. Si on n'a collectivement moins produit, une même quantité de monnaie permettra d'acquérir moins et puis voila. Et puisqu'il est statistiquement improbablement que les gens s'adonnent subitement moins à produire, donc que la production dégringole subitement, le risque d'une chute brutale est pour le moins faible, à contrario des bulles financières de l'économie capitaliste (car, si le bouclage macro-économique du friotisme ne nous semble effectivement pas parfait, celui du capitalisme ne nous parait ne pas l'être non plus).

Contributivité de la pension

Jean-Marie Harribey nous dit que notre système de pension, financé par des cotisations fonction du niveau de salaire, est largement contributif . Comme le dit Bernard Friot lui-même, il tend à l'être de plus en plus de par les attaques qu'il subit ( L'indexation des pensions sur les prix et non plus les salaires, le passage dans le privé des 10 aux 25 meilleures années , "Le travail, enjeu des retraites", 2019, p. 24). Toutefois, il constate qu'il s'est construit comme la continuité du salaire, sans donc tenir compte des contributions. Il est bien différent de continuer quelque chose, en l'occurrence la continuité du salaire, et de recevoir un différé de ses cotisations, en l'occurrence la somme étalée dans le temps de sa contributivité à une caisse de retraites. Ou pour reprendre Bernard Friot lui-même : comment ne pas voir le saut qu'il y a entre une pension calculée en fonction du salaire de référence et une pension calculée à partir d'un cumul de cotisations ? Des cotisations dont la socialisation rend possible la poursuite des traitements n'ont rien à voir avec des cotisations dont le cumul fonde le droit à la pension comme revenu différé sans lien avec le salaire. ("Le travail, enjeu des retraites", 2019, p. 30).

Jean-Marie Harribey continue ainsi : c'est d'ailleurs l'un de ses points faibles, car il répercute les inégalités de salaires, voire les aggrave dans le cas des femmes. Encore une fois, Bernard Friot ne prétend pas l'inverse. La contributivité nuit aux femmes, qui ont globalement moins des emplois à temps plein et sont plus susceptibles de s'arrêter momentanément. Si à la retraite, elles avaient la continuité de par exemple leurs 5 meilleurs années (ou mieux, comme le propose Bernard Friot, un régime unifié de retraite assurant 100% du salaire net des 6 meilleurs mois de carrière "Le travail, enjeu des retraites", 2019, p. 29), l'écart avec les hommes serait réduit.

On accorde néanmoins que la continuité est… la continuité ! S'il y a inégalité, la continuité va les reproduire, avec plus ou moins de variations et dans un sens ou dans l'autre. Le salaire continué n'annulera pas les inégalités entre les hommes et les femmes.

Retour à la valeur

Jean-Marie Harribey écrit la pension est le "salaire" du retraité productif et alors à quoi servent les cotisations ? Plus loin, à propos du bénévolat, on le droit à Bernard Friot ne distingue pas les activités marchandes et les activités non-monétaires ou simplement non-marchandes . Dans le système friotiste, cela s'inscrit dans la même veine d'un fétichisme capitaliste de la production et de la valeur. Pour qu'il y ait valeur économique, il faudrait qu'il y ait de la marchandise, sinon ce serait une ponction sur la valeur produite dans le cadre de la production marchande. Certes, le travail pourrait alors être utile, mais il ne serait en revanche pas nécessairement productif de valeur économique (à différencier de la valeur d'usage).

Denis Bayon (aussi connu en tant que Denis Baba) et Bernard Friot y ont répondu simplement dans "Le financement de la Sécurité sociale dépend t-il de la poursuite de la croissance économique ?" ("Sécurité sociale et écologie au 21e siècle", colloque à l'université Paris 7 Diderot, 30 mai 2016 ; reproduit dans le livre "La Sécurité sociale, une institution pour l'écologie ?", Atelier de Création Libertaire, 2017, p. 55-73) : La conclusion qui vient logiquement est que les cotisations sociales ne correspondent pas à un transfert de valeur économique d'agents productifs vers des agents improductifs (ou d'individus actifs vers des individus inactifs), mais à une circulation de monnaie qui rend possible le travail des soignants et personnels d'un hôpital public, des chômeurs, des retraités. (p. 67-68 dans le livre)

Vous n'êtes pas satisfait·e ? Ce n'est pas grave, Bernard Friot a bien plus écrit là-dessus dans son ouvrage de base sur les retraites ("L'enjeu des retraites", 2010 ; "Le travail, enjeu des retraites", 2019) publié aux éditions La Dispute. Au sein du chapitre 4 "La pension comme salaire continuée : une alternative économique et politique", il a dédié à ce sujet une partie dédié : "Le flux de valeur n'est pas le flux de valeur" (p. 174-178 dans l'édition de 2019). Nous n'allons pas tout reproduire, mais nous pouvons citer quelques morceaux particulièrement importants pour ce qui nous occupe là. Le mieux reste toutefois bien sûr de se procurer le livre et à minima de lire toute la partie.

Si besoin était rappelons que pour lui, constater que ce ne sont pas mes cotisations passées qui financent ma pension d'aujourd'hui ne doit pas conduire dans une autre erreur qui consiste à dire que ce sont les cotisations actuelles des autres, des actifs, qui financent ma retraite d'aujourd'hui. Plus loin, il affirme que l'attribution d'une valeur monétaire au travail n'est jamais directe, elle se fait toujours par une médiation. En notre cas (les sociétés capitalistes comme la nôtre, en évoquant là le cas de la France contemporaine à l'ouvrage), c'est dans le prix des marchandises qu'est incluse, outre le profit, la reconnaissance monétaire du travail des retraités . Il reconnait que ce n'est pas intuitif, puisque ça engendrerait une illusion aliénante : C'est confondre le flux de la distribution monétaire et le fondement de la monnaie dans la création de richesses. Sa source s'expliquerait ainsi : le transfert des entreprises [marchandes] vers les caisse de Sécurité sociale du flux de distribution de monnaie des pensions [des retraités] fait croire qu'il y a transfert de valeur des producteurs de ces marchandises vers les retraités. Or, s'il y a bien transfert de monnaie des employés vers les retraités, cela ne signifie absolument pas qu'il y ait transfert de valeur des "actifs" vers les "inactifs". Le noeud de la confusion serait une création monétaire opérée par la médiation des marchandises , qu'il convient donc de dépasser.

Suit à cela L'exemple des personnels soignants et de la fonctions publiques , que nous sautons là pour notre part, car n'allant pas au fondement du raisonnement. Mais ça se finit par un résumé de l'ensemble, qui enfonce le clou par répétition-synthèse, ce qui toutefois n'apporte rien de nouveau et nous avons ici reproduit ce qui nous y apparait comme étant l'essentiel. Mais, bien sûr, mieux vaut lire l'intégralité, en se procurant le livre, que nous n'allons pas recopier intégralement et que nous vous invitons à lire pour vous forger un meilleur avis.