Le pouvoir : être réaliste

Du pouvoir, il y en aura

Le pouvoir, c'est la possibilité de l'abus. C'est un danger constant. N'y a t'il pas pire obstacle à une société d'égaux ? n'est-ce pas en fait le seul d'ailleurs ? L'abolir donc il faut. Une société sans pouvoir, voila ce qu'il pourrait nous falloir, si l'on souhaite une belle société harmonieuse. N'est-ce pas clair comme de l'eau de roche ? et cela n'indique t'il pas du coup un but que l'on pourrait souhaiter réaliser ? On devra certes bien se passer du nôtre, si tant est que l'on en est, mais cela ne vaut t'il pas le coup si c'est pour en retour vivre dans la concorde générale ? En finir est donc un louable désir. Ni Dieu, ni maître, à bas l'autorité ! Applaudissements.

Ou pas ! Ce n'est que vaine proclamation, idéaliste, mais surtout très dangereuse. On ne congédie pas la réalité, on ne le peut, ni par une splendide déclaration, ni par un décret, ni pas même par une révolution. N'est-ce pas là le vomis d'un esprit étriqué ou malade ? Qu'il y ait du pouvoir, on l'a vu, et on le dénonce, on a même pour projet d'en finir, et nous le pouvons, car c'est un maux social, et que donc il faut exterminer les structures de pouvoir, enfin alors l'Anarchie sera, à condition évidemment d'avoir fait une bonne révolution, et d'avoir vaincu entre autres Église, État et Capital, mais aussi hétéro-patriarcat et d'autres choses encore.

Oui, et, tant nous y sommes, la pomme qui tombe nous gêne, abolissons donc la gravitation, à moins que non ? Eh bien, il se pourrait bien que ce soit impossible, pas de bol. De même pour le pouvoir au sein du social. Quand des humains se mettent ensemble, il y a du social, donc du pouvoir il y a alors. Il peut prendre de multiples formes, l'Histoire en atteste, mais aussi être explicite, et, moins sympa, implicite, non-dit et non-écrit, mais bien là pourtant. Et à celleux ayant pour but d'abolir le pouvoir, prévenons que ça ne fonctionnera pas, le social engendrera du pouvoir, même sans que ce soit voulu, et alors ça prend une forme non-explicite. En plus d'échouer, cela est bien pire qu'une forme explicite, parce qu'on peut se raconter des histoires sur sa non-présence, malgré sa persistance quoi qu'il en soit dit, rendant ainsi bien plus dur de l'affronter. Le refoulé revient toujours, tel un boomerang, mais sans même qu'on le voit et bien souvent en pire. Quand on s'est de nouveau aperçu qu'il était revenu, ou plutôt en fait qu'il n'avait jamais disparu, il est probablement trop tard, il a pris une forme, s'est cristallisé en celle-ci, et il risque d'être dur de l'en changer, bien qu'évidemment ce soit toujours possible et que ça adviendra, car rien n'est éternel. Mais mieux aura valu ne pas louper sa chance et avoir préparé ce moment, non pour s'imaginer y avoir mis un terme, mais pour le sceller sous une autre forme, une qui nous paraisse moins pire, idéalement la forme qui parait la moins pire possible, ou au moins celle qui nous semble être la moins pire possible que la conjoncture permette.

Plutôt que de penser pouvoir l'exterminer en toute généralité, un projet chimérique et pouvant tourner en cauchemar ou au moins à une sérieuse déconvenue s'il est poursuivi avec acharnement jusqu'au bout, il s'agit alors d'explorer par la théorie et la pratique, qui doivent s'entretenir mutuellement et non vivre isolément, comment il serait possible de capturer le pouvoir de telle sorte qu'il soit le moins dangereux possible. Plutôt que s'illusionner dans le vivre sans, assumer qu'il va falloir vivre avec. Toutefois les formes qu'il peut revêtir sont nombreuses et toutes ne se valent pas, loin de là. Certaines peuvent nous sembler supérieures à d'autres, identifions-les donc et tâchons de les mettre en application, ainsi que d'en finir avec les autres. Soyons clair : si le pouvoir, pris sous un prisme tout à fait général (trop jugerons probablement certains), ne peut être supprimé en pratique, mais qu'il peut juste prendre de bien diverses formes, cela ne signifie néanmoins nullement que le pouvoir ne puisse être éliminé de certaines choses et dans ceux-ci soyons abolitionnistes, à condition que vraiment nous soyons dans un tel cas.

La discipline

Mais, au fait, à quoi tient un pouvoir ? Il tient à son respect, à la discipline. Et l'obtenir c'est faire autorité. Un affect commun la soutient, plus fort que ceux de la dissolution. Avec discipline, c'est bien propice à se figurer la police et l'armée, la force brute en somme, mais aussi l'institution justice et les punitions qu'elle peut infliger, tout cela n'est pas franchement sympathique. Et c'est bien normal, ça a de quoi évoquer la tristesse, c'est une des raisons d'être de ces institutions. Un pouvoir peut donc tenir par la peur, on le savait et ça pouvait ne pas trop nous plaire.

Mais un affect peut prendre plusieurs formes, l'une d'elles fondamentale est la tristesse, une autre est la joie. Ah, là ça semble enfin sympa ! Il y a des pouvoirs qui peuvent être imposés, on pensera évidemment à l'État, et ceux-là sont plus enclins que les autres à utiliser des moyens volontairement violents, c'est-à-dire dont il est espéré que ça rende triste. Mais d'autres organisations peuvent être rejointes et quittés volontairement, et du coup elles ont forcément bien plus intérêt à obtenir l'obéissance, la discipline, par la joie, ou du moins par une impression de joie.

La discipline n'est pas forcément une horreur. Et sans discipline, ça se casse la gueule. En effet, les formes peuvent nous paraitre les plus belles au monde possible, si elles ne sont pas respectées, alors ce sera l'effondrement, et le très probable remplacement par autre chose, à plus ou moins court ou long terme. De la discipline, il faut donc. Par la joie ou la tristesse, on peut l'obtenir. La tristesse, c'est pas cool, mais c'est parfois le seul moyen de persévérance dans l'être de l'institution-pouvoir, et dans les cas moins défavorables de ne pas trop l'abimer. Mais rien ne vaut mieux qu'un exemple. Que faire en cas de non-respect significatif d'un mandat ? ou d'atteinte jugée grave à une personne ? Quel type de solution envisager ? plutôt calin (la joie) ou punition (la tristesse) ? Ou pas de pouvoir, et peut-être la dissolution, mais pour quoi ensuite ?

La coercition

La discipline par la tristesse peut donc parfois sembler nécessaire ou moins au moins pertinente, bien qu'il soit préférable qu'elle soit obtenue par la joie, mais ça n'est pas toujours le cas et en fait ça ne peut pas l'être, si ce n'est dans l'Utopie (vers laquelle il faut s'efforcer de tendre, mais qui ne sera jamais atteinte) de la parfaite concordance des individus. Quoi que déplaisant, il faut de la coercition, aussi peu que possible évidemment, mais cela ne doit pas être une raison de fuir la chose, mieux vaut la penser et regarder le danger en face, ça vaut mieux ainsi, de par le fait que c'est plus favorable à éviter des déconvenues qui peuvent aller bien au-delà d'un inconfort mental et peut-être, pour certaines personnes, que de briser un tabou.

La coercition, ce n'est pas drôle, c'est de la violence, de la répression. Ses effets ne sont pas, ou ne devraient pas être, le but mais seulement un moyen, et il ne faut jamais perdre ça de vue. Cela implique que son emploi soit justifié, avec le risque non-évacuable qu'il y ait parfois des erreurs, sur le fait de l'avoir employé ou sur la forme employée. Il faut faire avec, mais il faut rester vigilant, ne pas hésiter à potentiellement remettre en cause, à l'échelle individuelle mais aussi collective, et parfois également s'y opposer.

Ces importantes remarques faites, rappelons-nous du pourquoi, et du coup de quand son usage peut être pertinent. C'est que la coercition, une attaque visant à attrister, a pour objectif de minimiser la tristesse ! Si quelqu'un s'apprête à faire une atteinte jugée grave à une personne, l'empêcher, c'est-à-dire l'arrêter dans son élan, ou du moins tenter de le faire, ça ne lui fera pas plaisir, ce n'est pas le but, en tout cas pas au moins dans un premier temps, mais c'est pour éviter une plus grande tristesse à l'autre. Si une personne fait peur pour un motif réputé légitime, par exemple car elle a agressée autrui et que cela conduit à un sentiment d'insécurité, ou jette le discrédit, par exemple car elle a pris un engagement vis-à-vis d'un groupe de s'exprimer en son nom auprès d'un autre et qu'elle ne l'a pas tenu d'une façon jugée grave, l'éjecter dans le pire des cas, la mettre dans une sorte de quarantaine, la rendre inéligible à une ou plusieurs fonctions et la révoquer de celle ou des éventuelles qu'elle avait, abroger ou restreindre (dans une certaine temporalité) d'autres droits dont elle pouvait jouir, la notifier d'un blâme symbolique et avec tout le sérieux qui va avec, ou lui appliquer toute autre mesure ou série de mesures qui serait jugée adéquate au cas, on peut trouver que là la coercition est justifiée, voire même parfois impérieuse, encore une fois pour à la fin viser un moindre mal. La coercition n'est-elle pas finalement sympathique ? Elle le peut, ou du moins on peut le trouver, mais pas appliquer à tout et pas n'importe comment.

Malgré que la coercition puisse parfois être jugée la voie à emprunter, il faut aussi tenter de comprendre celui ou celle à qui on l'inflige. Pourquoi avoir tenté de faire ça ou l'avoir fait ? Est-ce que c'était vraiment injustifié ? Comment faire pour que l'envie ne prenne plus ou tout du moins ne soit plus suffisamment puissante pour conduire à un élan du faire ? Si le problème n'en est pas un ou qu'il est résolu à la racine, il n'y a alors pas besoin de coercition et ce serait bien mieux ainsi. Du coup, quand on juge qu'il y a problème, il faut s'efforcer de le comprendre, et non d'essentialiser la personne et son comportement pensé comme étant mauvais, pour le résoudre à la source, ce qui est bien plus dur que de faire de la répression, mais est aussi audacieux et bien plus prometteur.

De plus, il est aussi crucial de se questionner sur ce qui suit : Qu'est-ce que la punition pourrait lui faire et à quoi cela pourrait le ou la conduire à faire ? Punir, des fois oui, mais il faut, dans ces cas-là, que ce soit effectivement justifié et proportionné, ainsi qu'avec une perspective conséquentialiste. Le but qui devrait être recherché est le moindre mal pour tous et toutes, y compris pour la ou les personnes punies, et non assouvir un désir de vengeance, sans oublier que ce n'est pas acausal et donc que ce n'est pas dans l'essence de la ou des personnes sanctionnées de causer du tort, mais qu'une ou plusieurs choses les font faire ceci ou cela et que ce n'est pas de leurs fautes, car ces causes sont extérieures à la ou aux dites personnes. Les personnes humaines ne sont pas des empires dans un empire, elles n'échappent aucunement à l'empire de la causalité, et certaines ne se croient libres, totalement ou partiellement, qu'en cela qu'elles ignorent, au moins pour partie, les causes qui les déterminent. Et parmi elles, il y a les punitions qu'on peut infliger, qui doivent s'accompagner autant que possible d'un accompagnement, lui non-coercitif, en vue d'une ré-intégration paisible ou de la continuité du vivre ensemble mais sans nouveau tracas grave. Mais il faut garder à l'esprit que le groupe extérieur est toujours aussi coupable, donc a le devoir de se remettre en cause et parfois de changer.

Pour résumé, la coercition peut dans certains cas être jugée une solution adéquate, au moins à court-terme. Dans ceux-ci, il faut se rappeler qu'il y a coercition et coercition, c'est-à-dire qu'on peut en faire de formes variées. Parmi celles-ci, certaines sont plus favorables que d'autres, pour la personne (individuelle ou morale) subissant et pour le groupe oppresseur. Les meilleures pour tous et toutes doivent être mises en place et appliquées, uniquement quand c'est pertinent toutefois, sans se leurrer sur les conditions d'instauration et de viabilité.

La voie de la forme

Pouvoir, discipline, autorité, coercition, violence, répression, ces mots, et les concepts qu'il y a derrière, ne sont pas parmi les plus cools, en tout cas pour nombre de personnes. Il est plus facile de les fuir, de les renvoyer à une mort prochaine et glorieuse, malgré que ça risque bien de persister qu'on le veuille ou non. On a plutôt pris le parti ici de les affronter, de les regarder en face et de faire en sorte d'entrevoir ce que l'on pouvait.

Notre réponse principale, c'est la forme. C'est la voie qui nous parait adéquate et que nous prônons d'emprunter, et non une bien hypothétique, et vraisemblablement impossible, abolition. Alors voila notre programme, si l'on peut dire, vis-à-vis de ces choses désagréables : identifier, trouver, mettre en place et faire tenir, les formes les moins pires, les moins inadéquates, pour le bonheur de tous et toutes, le bonheur commun, maintenant (quand c'est possible) et à plus long terme (quand un ou des obstacles doivent être préalablement terrassés pour avoir à priori une chance d'y parvenir).

Ça vaut pour tout, y compris pour l'anarchisme. On y a été au gourdin, tel un baceux enragé, en fonçant à moto, avec matraque et flash-ball. Il ne fallait pas y percevoir une condamnation générale, mais seulement de certaines proclamations émanent de certaines personnes et groupes s'en revendiquant. En vérité d'ailleurs, c'est connu au moins tacitement dans les organisations se revendiquant de l'anarchisme et forcément de leurs membres, à part peut-être dans certains petits groupes affinitaires. L'anarchisme réellement appliqué et applicable est l'ordre avec le pouvoir et pas sans, mais pas n'importe comment, ou autrement exprimé et plus précisément avec une certaine forme qui a ou devrait avoir vocation à le cristalliser d'une manière limitant la concentration de pouvoir et la possibilité de l'abus, ou dans le cas contraire avec une conception du pouvoir qui est moins large que celle envisagée ici. En conséquence, ce n'était nullement une condamnation du syndicalisme révolutionnaire (que l'on retrouve en France, avec influence anarchiste, dans la charte d'Amiens de 1906 et la CGT de l'époque, ainsi que plus tard dans la CGT-SR, et puis dans les Comités Syndicalistes Révolutionnaires, qui, tant qu'on y est, ont proposé une entrevue de leur projet de société en juin 2019) et de l'anarcho-syndicalisme (dont la figure historique est la CNT espagnole), du communisme libertaire (prôné par exemple par Alternative Libertaire et Daniel Guérin, ainsi que la CNT-ES qui en a donné sa vision courte et non-figée en 1936 et 1995), du municipalisme libertaire (dont un penseur majeur est Murray Bookchin, qui a eu Janet Biehl pour compagne, ayant fait un livre synthétique sur le sujet), que l'on peut aussi appeler le communalisme (avec la Commune de Paris en 1871 comme exemple historique), le zapatisme (né dans le Chiapas au Mexique), voire du communisme conseilliste (notamment des soviets des débuts en Russie et de Rosa Luxembourg), ainsi que de ma proposition économique courte rédigée en 2020.

Pour ce qui est du pouvoir et ce qui s'en suit, on optera pour la forme nous semblant la plus appropriée, et c'est le baséisme, l'auto-gestion. C'est possible et ça peut monter à l'échelle. Reste à savoir comment, du plus bas de la hiérarchie organisationnelle au plus haut. D'un point de vue théorique, il faut ce que l'on peut appeler des institutions, évidemment bien faites pour satisfaire l'objectif. Et en pratique, est aussi nécessaire une certaine implication, pour que quelques uns ne finissent pas par prendre trop les manettes et/ou en abusent, quoi qu'en fait les deux sont très souvent liés. Tout un programme !

Quelques écrits (non-référencés précédemment) en rapport avec le sujet