Frédéric Lordon, ignorant léninisant de la Charte d'Amiens

Préambule

Frédéric Lordon est un économiste, sociologue et philosophe. Il se revendique notamment de Karl Marx (et de Baruch Spinoza et Pierre Bourdieu, mais cela n'a là aucun intérêt). Comme on peut s'y attendre, c'est un penseur d'extrême-gauche, aussi appelable gauche révolutionnaire (à contrario de la gauche bourgeoise, dont Jean-Luc Mélenchon fait entre autres parti). Se revendiquant du marxisme et étant un intellectuel de profession pour le moins pas en début de carrière (il a dans la soixantaine), on pourrait s'attendre à ce qu'il ait une certaine culture historique et en particulier du mouvement ouvrier. Comme nous allons le montrer, il n'en est tristement rien (ou pour le moins lacunairement) en ce qui concerne le syndicalisme.

Mais est-ce un problème ? Pourquoi devrait-on s'en préoccuper ? Au moment où j'écris ces lignes, Frédéric Lordon n'est pas n'importe qui dans le paysage idéel de la gauche révolutionnaire en France (ou dans la francophonie ?), il en est une des figures les plus connues. Ce qu'il dit a donc une certaine audience et son statut porte à priori à avoir confiance en lui quand il s'exprime sur ce pour quoi il est identifié. Du coup, quand il s'exprime sur le syndicalisme et en propage une lecture erronée, il y a de quoi considérer qu'il vaudrait mieux qu'il se taise, ou qu'il soit plus prudent sur ces affirmations.

Sa méconnaissance grotesque du syndicalisme et le danger que cela représente nous a poussé à écrire ce texte. Puisque cela s'inscrit très bien avec son léninisme grandissant (pour preuve il se met à parler de néo-léninisme) et son rapprochement très net du parti Révolution Permanente, nous y reviendrons également par la suite. Aux âmes qui aiment le débat paisible, fuyez, car je n'arrondis là pas les angles : j'y vais en mode gros gourdin / lance-flammes, d'une manière similaire à par exemple sa critique de Thomas Piketty dans le Monde diplomatique d'avril 2015 (donc, même si ce n'est jamais plaisant quand c'est nos idées qui sont visées, cela n'a pas à être considéré comme de l'irrespect envers lui, et aux demeurant·e·s il a eu sur moi une profonde influence et reste un de mes penseurs favoris).

Ignorant de la Charte d'Amiens et du syndicalisme révolutionnaire

Frédéric Lordon étalant copieusement son ignorance

Pour commencer (enfin !), il nous faut citer Frédéric Lordon. Ce qui suit est tiré d'une conférence qu'il a donné le 28 juin 2022 à Lausanne en Suisse et dont un enregistrement audio-visuel a été fait puis mis en ligne le 1er juillet 2022 par le compte Espace Dickens TV sur YouTube du Big Brother capitaliste Google et avec pour titre "Vous avez dit communisme ?". Notre transcription commence là à 1 heure et 56 minutes.

L'histoire nous servait une circonstance qui s'offrait à mettre en cause le capitalisme financiarisé. Et dans les mots d'ordre, dans les appels, il n'y avait rien là-dessus. Pourquoi ? Parce que mettre en cause le capitalisme financiarisé, le capitalisme néo-libéral, c'est autre chose que de demander des tickets restaurant, c'est commencé à faire de la politique.

Or en France, le syndicalisme vit sous une chape de plomb, qui s'appelle la Charte d'Amiens, qui a été adoptée au début du 20ème siècle [en 1906 pour être précis]. Elle régit les rapports des syndicats et des partis politiques [et des sectes], en les organisant sous la forme de la séparation hermétique [ce que contre quoi le PCF historique n'a rien pu… ou pas, alors prétendre que de nos jours elle serait suivie forcément dogmatiquement relève au mieux de la mauvaise blague].

Mais l'idée c'était que les syndicats ne prennent pas part au jeu institutionnel électoral, etc. Ce qui était une intention qui n'avait pas que du mauvais, mais est devenu maintenant totalement obsolète [pourquoi ?]. C'est un boulet, mais alors, dont il faudra bien se débarrasser. Moyennant quoi, l'ayant au pied, le syndicalisme n'est plus que syndicalo-syndicalisme [et le léninisme n'est que du lénino-léniniste aussi ; bon en fait au-delà de sa très mauvaise dénomination, il semble s'en prendre là au fait de ne s'intéresser qu'aux intérêts les plus immédiats et d'une façon non-structuraliste, voire même de ne pas avoir une vision globaliste, ce que précisément la Charte d'Amiens comporte pourtant], c'est-à-dire [n'a grosso modo d'intérêt que pour] les tickets restaurant [et ce qui est du même genre].

Quand il y a des luttes locales dans un site, une entreprise [et pourquoi pas potentiellement aussi dans une branche d'activité ou "Industrie" ?], c'est évident qu'on fait du syndicalo-syndicalisme. Parce que c'est ça le nom du jeu localement, vous n'avez pas les moyens de faire autre chose, vous vous battez pour la revalorisation salariale, vous vous battez pour diminuer le temps de travail, vous vous battez pour améliorer les conditions de travail, etc. Et ça, c'est normal.

Je parle du discours syndical au niveau des directions confédérales. Les bases sont d'une combativité admirable [bien souvent d'une manière très épisodique…, mais notons que c'est en conformité avec son spontanéisme latent]. Mais la nullité stratégique de certaines confédérations [égale tristement à sa nullité en terme de syndicalisme] a conduit à ce résultat déprimant que des bases, quoi que très combatives [mais généralement peu investies dans les structures syndicales et organisées d'une mauvaise façon], maintenant y regardent à 2 fois avant de sortir pour des mouvements nationaux, parce qu'on sait qu'au bout du chemin il y a la tôle. Alors évidemment, se mettre mal avec l'encadrement, perdre des journées de salaire, etc., si c'est pour prendre une bâche à la fin, on est moins chaud.

Moi je pense que le syndicalisme n'a d'avenir que s'il devient ou redevient, je ne sais pas, un syndicalisme politique et pas seulement politique, un syndicalisme politique révolutionnaire. Et syndicalisme révolutionnaire, il le deviendrait presque logiquement s'il redevenait syndicalisme politique, parce qu'être syndicalisme politique c'est traiter de la seule question politique qui vaille qui est la question du capitalisme [triste qu'il abandonne là le sexisme, le racisme, etc., que pourtant il traite un peu ; et à ce sujet, pour ne pas que des gens se méprennent sur Frédéric Lordon, on se doit de citer "Anticapitalisme et antiracisme" dans "Figures du communisme" paru aux éditions La Fabrique en 2021]. Donc forcément dans ce cas là, vous tombez dans un camp ou un autre, c'est assez rapidement vu.

Un apolitisme imaginaire

Négationisme par troncature et ignorance crasse

Frédéric Lordon énonce d'abord que : L'histoire nous servait une circonstance qui s'offrait à mettre en cause le capitalisme financiarisé. […] Il n'y avait rien là-dessus. Pourquoi ? Parce que mettre en cause le capitalisme financiarisé, le capitalisme néo-libéral, […] c'est commencé à faire de la politique. Or en France, le syndicalisme vit sous une chape de plomb, qui s'appelle la Charte d'Amiens. […] C'est un boulet, […] dont il faudra bien se débarrasser. Moyennant quoi, l'ayant au pied, le syndicalisme n'est plus que syndicalo-syndicalisme, c'est-à-dire [n'a grosso modo d'intérêt que pour] les tickets restaurant [et ce qui est du même genre].

On peut faire plusieurs hypothèses : il n'a tout simplement pas lu la Charte d'Amiens, il l'a lu et ne s'en souvient pas bien, il raconte sciemment n'importe quoi. En effet, dans la Charte d'Amiens, on ça : cette besogne [l'œuvre revendicative quotidienne] n'est qu'un côté de l'œuvre du syndicalisme : il prépare l'émancipation intégrale qui ne peut se réaliser que par l'expropriation capitaliste ; […] il considère que le syndicat […] sera, dans l'avenir, le groupement de production et de répartition, base de réorganisation sociale. On peut donc faire 2 remarques contre la déclaration de Frédéric Lordon.

  1. On ne peut pour le moins pas dire que c'est ambigu. La remise en cause du capitalisme lui-même est indiscutablement un objectif. C'est clairement faire de la politique au sens où l'entend Frédéric Lordon (puisque remettre en cause la forme contemporaine, le capitalisme financiarisé, le capitalisme néo-libéral , suffit pour lui), donc pourquoi prétendre que la Charte d'Amiens serait pour ce motif une chape de plomb, un boulet, […] dont il faudra bien se débarrasser ? Et il n'y a pas 1001 objectifs dans la Charte d'Amiens, seulement 2 (d'où l'expression "double besogne"), donc on ne peut pas se perdre dans une myriade d'objectifs.
  2. Mais la Charte d'Amiens n'est-elle pas un long document, dans laquelle il serait possible de se perdre, d'aisément et sans le vouloir oublier des morceaux ? À moins d'être de très mauvaise foi, la réponse est non. En effet, elle n'est pour le moins pas bien longue, puisqu'elle tient facilement sur un seul côté d'une page A4.

On pourrait fort maladroitement tenter de défendre Frédéric Lordon en invoquant que la très vaste majorité des structures syndicales (syndicats, fédérations professionnelles et unions interprofessionnelles ou multi-professionnelles dans certains cas) ont de nos jours de fait abandonnées cette objectif. Mais il ne les attaquait pas, il attaquait la Charte d'Amiens. Pourtant, ce qui le gène est l'absence de volonté de dépasser le cadre structurel actuel, or la Charte d'Amiens le fixe clairement comme un objectif, tandis qu'au contraire les structures syndicales n'ont souvent même pas cet objectif en mots et, dans le cas contraire, c'est généralement sans avoir trop d'idées sur comment y parvenir, alors que la Charte d'Amiens est issue d'une tendance syndicale (en l'occurrence le syndicalisme révolutionnaire) qui précisément a pensé les moyens de ses ambitions (et on peut à ce sujet citer 2 de ses théorisateurs historiques : Émile Pouget et Pierre Monatte).

Après avoir dégueulé du négationisme par troncature, en se focalisant implicitement sur les organisations confédérées n'ayant pas, en tant que groupements syndicaux, à se préoccuper des partis et des sectes , Frédéric Lordon a dit ceci : le syndicalisme n'a d'avenir que s'il devient ou redevient, je ne sais pas, un syndicalisme politique et pas seulement politique, un syndicalisme politique révolutionnaire . Cette phrase a un énorme mérite : lui même avoue qu'il ne sait pas, il ne connaitrait pas de syndicalisme ayant ou ayant eu une vocation révolutionnaire et est trop méconnaisseur en histoire du syndicalisme pour savoir si cela a existé ou non, et c'est bien la seule chose qu'il faudrait retenir de cette intervention de sa part sur le syndicalisme. Pourtant, cela a tout de même de quoi étonner, car il a connaissance de la CNT espagnole unitaire d'antan, connue pour être anarcho-syndicaliste (dont Pierre Besnard s'est essayé à une théorisation pour le Congrès Anarchiste International de 1937) et avoir joué un rôle majeur lors de la révolution espagnole de 1936-1939, et qu'il y a de la CNT en France et qu'il n'en est pas ignorant (puis qu'il parle de syndicats anarcho-révolutionnaires dans "Le paradoxe de la part salariale", publié le 25 février 2009 sur son blog, et reproduit dans "La crise de trop – Reconstruction d'un monde failli", publié chez Fayard la même année ; qu'il a déjà été dire des choses au festival de la CNT-F en 2014 ; et que, lors de la partie réponses aux questions du public d'un débat sur l'internationalisme avec Olivier Besancenot organisé par BALLAST en 2017, il affirme que la CNT est une confédération syndicaliste révolutionnaire). Qu'il n'ait jamais entendu parler des Comités Syndicalistes Révolutionnaires, c'est en revanche malheureusement tout à fait probable.

Tant qu'on y est, mettons en lumière que ce genre d'attaque contre le syndicalo-syndicalisme n'est pas nouveau, puisque, dans son article de blog du 20 mars 2018 ("Ordonnances SNCF : l'occasion"), c'était le titre d'une partie ("Misère du syndicalo-syndicalisme"). Et en ce qui concerne le combo attaque contre le syndicalo-syndicalisme et appel pour un syndicalisme révolutionnaire (à priori sans connaitre le courant qui porte historiquement ce nom) ce n'est pas non plus une nouveauté, comme en atteste cette citation : Il s'en suit que si le syndicalisme reste syndicalo-syndicaliste (= dans le cadre), il est mort. […] Voilà l'impasse où se trouve rendu le syndicalo-syndicalisme. […] Il n'y aura pas de salut hors d'un syndicalisme s'assumant comme du syndicalisme politique – et même comme syndicalisme révolutionnaire (au début de "Craquements dans l'hégémonie", dans "Figures du communisme", éditions La Fabrique, 2021). Faisons tout de même remarquer que, pour ce qui est de cette attaque là contre le syndicalo-syndicalisme (qui porte fort mal son nom), nous partageons l'analyse (qui ne coïncide pas avec l'objet de cet article, d'où le fait que nous n'en discutions pas ici), mais que nous la trouvons fort insuffisante (car elle fait fi de toute réflexion syndicale, c'est une réflexion purement idéelle, sans le moindre début pour tenter concrètement de réaliser l'approche syndicale souhaitée).

Mais puisque Frédéric Lordon et sans doute d'autres voudraient une stratégie syndicale ayant vocation à faire la révolution sociale, nous nous devons d'indiquer quelques pistes. Nous avons d'ailleurs même produit un écrit synthétique dédié à ce sujet : "Qu'est-ce que le syndicalisme révolutionnaire ?" (et pour celleux qui voudraient absolument une coloration écologique, nous avons créé un variant, une hybridation qui peut avoir de quoi surprendre au premier abord : "Qu'est-ce que pourrait être un syndicalisme permaculturel ?"). Pour aller plus loin, nous ne pouvons que recommander de lire les Comités Syndicalistes Révolutionnaires (CSR), notamment "Nous sommes syndicalistes, car nous sommes révolutionnaires !" (novembre 2019) puis "Quelle crise politique ? Quel débouché politique ?" (décembre 2021), ainsi que leurs très précieuses fiches de formation.

Lire Jacques Julliard sur la Charte d'Amiens

Ce qui suit est issu de "Autonomie ouvrière – Études sur le syndicalisme d'action directe" (Jacques Julliard, éditions du Seuil, 1988, 300 pages) et plus précisément de sa page 205 (qui se situe dans un chapitre se proposant de présenter le rapport au début du 20ème siècle entre le syndicalisme de la CGT et les partis). Mais on recommande la lecture intégrale du livre. En complément, du même auteur, on peut lire "Fernand Pelloutier et les origines du syndicalisme d'action directe" (éditions Seuil, 1971, complet ; éditions Points, 1985, tronqué).

Il serait donc erroné d'interpréter la charte d'Amiens dans le sens de l'apolitisme. Quoi de plus politique, au sens le plus profond du mot, que cette double vocation de résistance à l'oppression et d'accouchement du futur qui est ici assigné au syndicalisme ? Au fond, la seule forme d'action qui est récusée, c'est l'action partisane à l'intérieur du système, celle qui, quoi qu'ils en disent, constitue l'échelon privilégié d'intervention des partis politiques.

En raison même de son caractère de classe, qui suffit à le définir et à déterminer ses orientations, le syndicalisme, tel qu'il ressort de charte d'Amiens, se refuse à professer des opinions en matière philosophique ou religieuse. Comme cela ressort nettement de la fin du texte, c'est ce qui le distingue le plus nettement des organisations politiques [dont les groupements anarchistes], quand bien même elles se réclament du mouvement ouvrier. Un parti, c'est d'abord une opinion, ou si l'on préfère, une idéologie. Un syndicat, c'est d'abord une classe. L'indépendance à l'égard des partis est la condition même de l'action syndicale, c'est-à-dire de l'action directe :

En ce qui concerne les organisations, le congrès décide qu'afin que le syndicalisme atteigne son maximum d'effet, l'action économique doit s'exercer directement contre le patronat, les organisations confédérées n'ayant pas, en tant que groupements syndicaux, à se préoccuper des partis et des sectes qui, en dehors et à côté, peuvent poursuivre, en toute liberté, la transformation sociale.

On notera la suprême désinvolture et l'ironie à peine dissimulée de la formule finale. On est tenté de traduire : "Si cela les amuse… grand bien leur fasse !"

Ensuite, il y a une intéressante analyse des lectures possibles de la Charte. Lisez donc le livre ! Prévenons toutefois qu'il est malheureusement épuisé (nous ne considérons pas la ou les éventuelles éditions ordinatiques), mais peut-être sera t'il un jour ré-édité, espérons-le. Mais vous devriez pouvoir le trouver en bibliothèque dans les grandes villes, mais seulement en consultation sur place. Vous aurez peut-être toutefois la chance qu'un·e camarade en est un exemplaire et vous le prête, ou mieux, que ce soit dans la bibliothèque syndicale.

Soyons tout de même grand seigneur, et parce que ça concerne là plus directement une critique de Frédéric l'Ignorant (qui n'en affirme pas moins avec assurance), citons encore ci-après quelques phrases. Pour rappel, elle [la Charte d'Amiens] régit les rapports des syndicats et des partis politiques [et des sectes], en les organisant sous la forme de la séparation hermétique. […] C'est un boulet, mais alors, dont il faudra bien se débarrasser. Moyennant quoi, l'ayant au pied, le syndicalisme n'est plus que syndicalo-syndicalisme. Mais Lordon prend la Charte pour du code ordinatique, qui serait nécessairement exécuté à la lettre, ce qui est une approche très idéaliste, et est en l'occurrence bien dans le faux (sans avoir besoin de recourir à la très connue forte influence qu'a historiquement eu le PCF sur la CGT) : Mais, dans l'ensemble, on peut dire que […] l'indépendance respective du syndicat et du parti, correspond à une situation idéale qui fut rarement réalisé. Au contraire, on trouve souvent les deux organisations reliées entre elles, par les hommes qui en sont responsables. (page 209), ensuite C'est que, dans le cadre local, la politique est souvent manichéenne et s'accommode mal d'une pluralité de clivages. […] Les principes sont une chose, les contraintes politiques réelles en sont une autre. (page 210), puis encore d'autres petites choses (toujours dans le chapitre 4 "Indépendance réciproque et concurrence : le syndicalisme français et la politique d'action directe (1900-1914)" de la partie 2 "Syndicats et Partis : pluralité des modèles historiques") allant contre l'idée qu'il y aurait eu séparation hermétique et ce même avant 1917.

Reproduction de la Charte d'Amiens de 1906

Le Congrès confédéral d'Amiens confirme l'article 2 constitutif de la CGT.

La CGT groupe, en dehors de toute école politique, tous les travailleurs conscients de la lutte à mener pour la disparition du salariat et du patronat.

Le Congrès considère que cette déclaration est une reconnaissance de la lutte de classe, qui oppose sur le terrain économique, les travailleurs en révolte contre toutes les formes d'exploitation et d'oppression, tant matérielles que morales, mises en œuvre par la classe capitaliste contre la classe ouvrière.

Le Congrès précise par les points suivants, cette affirmation théorique.

Dans l'œuvre revendicative quotidienne, le syndicat poursuit la coordination des efforts ouvriers, l'accroissement du mieux-être des travailleurs par la réalisation d'améliorations immédiates, telles que la diminution des heures de travail, l'augmentation des salaires, etc. Mais cette besogne n'est qu'un côté de l'œuvre du syndicalisme : il prépare l'émancipation intégrale qui ne peut se réaliser que par l'expropriation capitaliste ; il préconise comme moyen d'action la grève générale et il considère que le syndicat, aujourd'hui groupement de résistance, sera, dans l'avenir, le groupement de production et de répartition, base de réorganisation sociale.

Le Congrès déclare que cette double besogne, quotidienne et d'avenir, découle de la situation de salariés qui pèse sur la classe ouvrière et qui fait à tous les travailleurs, quelles que soient leurs opinions ou leurs tendances politiques ou philosophiques, un devoir d'appartenir au groupement essentiel qu'est le syndicat.

Comme conséquence, en ce qui concerne les individus, le Congrès affirme l'entière liberté pour le syndiqué de participer, en dehors du groupement corporatif, à telles formes de lutte correspondant à sa conception philosophique ou politique, se bornant à lui demander, en réciprocité, de ne pas introduire dans le syndicat les opinions qu'il professe au dehors.

En ce qui concerne les organisations, le Congrès déclare qu'afin que le syndicalisme atteigne son maximum d'effet, l'action économique doit s'exercer directement contre le patronat, les organisations confédérées n'ayant pas, en tant que groupements syndicaux, à se préoccuper des partis et des sectes qui, en dehors et à côté, peuvent poursuivre, en toute liberté, la transformation sociale.

Frédéric Lordon, léninisme et syndicalisme : bien fertile

Frédéric Lordon en cours de mariage avec Révolution Permanente

Lors de sa conférence à Lausanne en Suisse

La citation qui suit vient de sa conférence du 28 juin 2022 à Lausanne en Suisse, que nous avons déjà cité. Elle commence à 1 heure et 53 minutes.

La question du parti, oui il faut effectivement. Une question très difficile ça. Je ne sais plus qui, ça devait être Lénine, qui disait qu'en gros toutes les armes étaient du côté de la bourgeoisie et que le prolétariat n'en avait que 2 : le nombre et la discipline, la discipline pour coordonner le nombre évidemment. C'est un peu compliqué cette histoire.

Moi il se trouve que j'ai de bons amis qui sont dans un groupe, j'allais dire groupuscule et ils m'en voudraient si je disais ça, mais objectivement ils ne sont pas très nombreux. Ils ont une grande ambition de croitre et de se développer. Il s'agit de Révolution Permanente, qui est issue d'une scission du NPA ("Nouveau [sic] Parti Anticapitaliste"), qui n'était déjà pas très nombreux au naturel, vous voyez donc dans quelles échelles ça nous mène.

J'ai pas mal de camarades là-bas. Il y a des choses qui me séduisent beaucoup dans leurs pratiques. C'est la pratique d'un syndicalisme de lutte politique.

S'en suit une critique de la CGT, non des bases (ou plutôt dans une relative faible mesure comparée à ce qui va suivre), mais des gens travaillant directement pour la confédération, assimilés de fait à une direction. Pourtant c'est une confédération et il faudrait se pencher un peu sur les bases et pas juste au moment des éruptions de contestation. On verrait alors qu'elles sont en général bien molles. On s'apercevrait aussi que bien peu de gens sont impliqués. Enfin, il faudrait se questionner sur la structuration, et plus exactement sur les champs de syndicalisation (métier, entreprise, sous-branche d'activité comme le rail, branche d'activité ou "Industrie" comme le transport) et sur les effets de ceux-ci, mais aussi sur l'état des unions de syndicats (qu'elles soient interprofessionnelles ou pas).

C'est après ça (en vous épargnant sa critique gauchiste de la négociation, et par "gauchisme" il ne faut pas là penser que c'est bien, au contraire on en a là un usage inspiré de Lénine pour qui c'est une maladie) qu'on en arrive à sa bien mauvaise critique de la Charte d'Amiens et son ignorance flagrante du syndicalisme révolutionnaire. Il faut prendre là ce dernier non dans un sens purement conceptuel comme il le fait, mais dans son sens historique, de Fernand Pelloutier (1867-1901) à Pierre Monatte (1881-1960) en passant bien sûr par Émile Pouget (1860-1931), ainsi que, de nos jours et en continuant de se restreindre à la France, des Comités Syndicalistes Révolutionnaires et d'une fraction de 2 des CNT françaises (la CNT-F ou CNT-Vignoles et la CNT-SO).

Lors d'une discussion avec Marina Simonin

Le 22 mai 2022, à Paris (plus précisément dans Le Lieu-Dit), il a répondu à des questions. Cette intervention a été nommée "La gauche et les institutions – De l'élection bourgeoise à l'État communiste". Elle a été mise en ligne le 28 mai 2022 par Apollosmouse2801. Elle a été ordinatiquement diffusée sous forme audio-visuelle sur la plateforme centralisée et privatrice YouTube du Big Brother capitaliste Google.

Mais la personne qui posait les questions (hors phase finale de questions du public) n'était pas n'importe qui, c'était Marina Simonin. En effet, elle est membre du parti Révolution Permanente, qui est de type léniniste anti-stalinien et est issu d'une scission avec le NPA (ex-LCR). Elle est également éditrice chez les éditions sociales et les éditions La Dispute, ainsi qu'animatrice d'entretiens filmés d'Hors-Série pour la rubrique "En avant Marx". Et ce n'était pas une première fois entre les 2, au moins parce qu'a été publié en 2021 le livre d'entretien "En travail – Conversation sur le communisme" (que je n'ai pour le moment pas lu et qui contient peut-être un ou des éléments qui auraient pu être pertinents ici), dont les auteurs sont Frédéric Lordon et Bernard Friot, et qu'il a été coordonné par Amélie Jeammet et Marina Simonin. Notons que si Marina n'a pas mentionné sa filiation, Frédéric Lordon lui a pris le micro pour le faire (comme il le dit c'est important), ce qui était indiscutable un bon geste intellectuel de transparence.

À la 3ème minute, il dit être honoré qu'elle ait été son éditrice. Puis, peu après, on peut entendre Frédéric Lordon dire ce qui suit : Tu co-animes l'organe [de presse] de Révolution Permanente [qui porte le même nom et est uniquement sous forme de site web]. Il nous sort des rafales d'articles tous plus intéressants les uns que les autres. C'est pour le moins élogieux, d'autant plus quand on connait la chose, car c'est clairement la quantité et donc les micro-sujets qui sont très fortement dominants, et il va donc sans dire que ce n'est intellectuellement pas bien intéressant (à l'exception de RP dimanche, qui n'est pas de loin le format le plus commun). La même ligne est répétée encore et encore avec très peu de nuance et encore moins de progression. On peut d'ailleurs grossièrement la résumer de la sorte : le capitalisme est responsable d'à peu près tout, dont l'impérialisme et la crise écologique ; c'est la crise des capitalistes, qu'illes la payent, et vive le pouvoir d'achat et notre consommation d'énergie fossile (dont le prix a augmenté et c'est terrible, donc il ne faut pas s'organiser pour moins en consommer, mais faire en sorte de pouvoir en consommer au moins autant qu'avant) ; la police de l'État bourgeois fait n'importe quoi ; non non non au racisme et à l'islamophobie, au patriarcat et à la lgbtophobie ; il se passe politiciennement ça et ils sont nauséabonds (pour la droite identifiée comme telle) ou pas à la hauteur (pour la gauche bourgeoise et la pseudo-gauche) ; il y a telles luttes syndicales et c'est cool ; les directions syndicales sont mauvaises ; pour gagner, le Parti !

À partir de la 24ème minute, il dit ceci : J'ai réfléchi à partir d'une excellente émission de Révolution Permanente, que vous avez faite après le 2ème tour de la présidentielle. Cette émission m'a laissé des sentiments un peu contrasté. D'abord, je la trouve absolument passionnante, elle est très intéressante, et je l'ai trouvé un peu incomplète. Il s'agit probablement de l'émission du 5 mai 2022 nommée "Comment faire face à Macron 2 et au renforcement de l'extrême-droite ?" et mise en ligne comme il se doit sous forme audio-visuelle (ce qui est écologiquement la pire des manières) et partagée via YouTube du Big Brother capitaliste Google (alors qu'il aurait été possible de publier sur une instance PeerTube, voire de plus basiquement diffuser avec du BitTorrent brut, et plutôt mettre ça en avant sur le site web de l'organisation). À partir de 1 heure et 10 minutes, il se ré-exprime dessus (animé par un certain Paul) : Marina est témoin qu'après l'émission je lui ai dit : Qui c'est qui a animé l'émission ? Il est vachement bien ce gars-là. C'est super. C'est pour t'amadouer un petit peu. Notons néanmoins que c'est un préambule pour répondre à un désaccord.

Membre non-avoué de Révolution Permanente

Avant de défendre à proprement parler notre thèse, commençons par énumérer le faisceau d'indices oraux sur lequel nous nous appuyons entre autres. Lors de sa conférence à Lausanne en Suisse, il dit : J'ai de bons amis qui sont dans un groupe. […] Il s'agit de Révolution Permanente. […] J'ai pas mal de camarades là-bas. Il y a des choses qui me séduisent beaucoup dans leurs pratiques. Lors de la discussion avec Marina Simonin, après s'être dit honoré qu'elle ait été son éditrice, il affirme ceci : l'organe de Révolution Permanente nous sort des rafales d'articles tous plus intéressants les uns que les autres , alors qu'il n'y a franchement pas de quoi comme nous l'avons dit.

Maintenant il est temps de résumer : il est élogieux sur Révolution Permanente et il socialise à priori plutôt pas mal avec certains de ses membres. Être élogieux à priori d'une organisation n'est clairement pas suffisant pour en être un membre non-avoué, socialiser avec certains de ses membres non plus. En revanche, quand il y a les 2, et c'est le cas ici, on peut tout à fait considérer qu'il en est membre de fait. Certes, il n'a à priori pas sa carte, ne participe donc pas aux réunions et prises de décision internes (du moins pas directement), mais ce serait là défendre une position très formaliste. De la même manière, il y a des gens qui aiment la France et y vivent depuis un certain temps, sans pour autant avoir des papiers, on peut toutefois les considérer comme français de fait, même si l'État a la con ne veut pas leur délivrer la nationalité.

Une fois qu'on a défendu la thèse du membre non-avoué, du membre de fait, on peut se demander s'il finira par franchir le pas final : prendra t'il sa carte et ainsi deviendra t'il formellement un membre ? Même dans l'hypothèse où il continuerait d'avoir grande estime pour le parti Révolution Permanente (qui va peut-être changé de nom) et de socialiser pas mal avec certains de ses membres, on peut penser que la chose reste à priori peu probable.

À ce titre, rien de mieux que de le citer : La condition de l'intellectuel critique, dites-vous, est de critiquer les pouvoirs et de se tenir à distance des partis. Daniel Bensaïd [1946-2010] avait moqué, dans "Une lente impatience" [éditions Stock, 2004], l'intellectuel « franc-tireur », le « compagnon de route » qui tient à préserver sa petite liberté. Comprenez-vous cette critique ? […] Comme les exceptions ne font pas des lois générales, je peux à la fois admirer Bensaïd et continuer d'entretenir la plus grande méfiance vis-à-vis des appartenances organisationnelles, non pas en soi bien sûr, mais du point de vue qui est le mien, celui d'un chercheur ou d'un intellectuel, s'il est engagé. Je ne peux pas me défaire de l'idée que les institutions, les organisations, imposent des formes, le plus souvent très insidieuses, de rétrécissement. Quoi qu'elles en aient, les organisations produisent des ostracismes. Or j'aurais du mal à renoncer à la possibilité de côtoyer des groupes ou des tendances de la gauche réputées irréconciliables. (Frédéric Lordon : « Je serais l'homme politique le plus navrant de l'univers » [3/3]", revue BALLAST, 23 novembre 2018)

De la résistance intellectuelle

Ce n'est toutefois pas parce qu'il y a un très net rapprochement de Frédéric Lordon du parti léniniste anti-stalinien Révolution Permanente, qu'il s'est fait intellectuellement absorbé, en tout cas pour le moment. Au-delà de son énorme carence, qui est l'absence de stratégie (à différencier de la tactique, qui est de court-terme, et ça il en fait), il y a des divergences notables avec Révolution Permanente.

Nous avons relevé les suivantes : position sur l'Union Européenne capitaliste (Frédéric Lordon est nettement pour en sortir, tandis que pas du tout pour Révolution Permanente) et plus généralement l'internationalisme (qui est un des fétiches Révolution Permanente, qui adore donc même si c'est de l'internationalisme de l'adversaire ; tandis que Frédéric Lordon est lui sensible aux effets concrets et en tire conséquence, tout en envisageant des formes moins grandiloquentes d'internationalisme et donc sans partir de l'hypothèse avantageuse d'une révolution d'emblée mondiale), écologie (quand Révolution Permanente se contente de critiquer l'anti-écologisme du capitalisme et d'espérer naïvement le salut par le seul contrôle prolétarien, tout en promouvant d'une manière latente mais très prononcée un maintien de la surconsommation actuelle et ce dans les pays les plus consommateurs et polluants dans une approche globaliste et donc non nationalo-territoriale ; quand Frédéric Lordon envisage lui une forte décroissance matérielle accompagnée d'un protectionnisme économique) et plus généralement vision d'un avenir souhaitable (si ce n'est le contrôle prolétarien en discours, il n'y a rien chez Révolution Permanente, qui se borne du coup pour l'essentiel à de l'anti-capitalisme ; tandis que Frédéric Lordon lui envisage positivement, dans le sens philosophique, une société communiste : en 2009 chez Fayard, dans "La crise de trop – Reconstruction d'un monde failli", comme "l'horizon des récommunes", et maintenant en empruntant beaucoup à Bernard Friot, avec lequel il a d'ailleurs écrit un livre aux éditions La Dispute, qui a été précédé par ses "figures du communisme" aux éditions La Fabrique en 2021 et en bonne partie déjà publiées sur son blog en 2020, ainsi qu'encore avant et d'une manière embryonnaire dans "Vivre sans ? Institutions, police, travail, argent…" chez le même éditeur en 2019).

Il faut de plus ajouter sa profonde méfiance de la bureaucratie. Si Révolution Permanente venait à grossir ou carrément à prendre le pouvoir (car, en tant que parti léniniste, c'est son but, au nom du soi-disant avant-gardisme du parti et de ses membres), il serait alors, du moins en l'état (car cela pourrait changer), probable qu'il s'en détache ou en devienne au moins bien méfiant. À ce propos, on s'appuie notamment sur la citation limpide suivante, qui vient de "Chili 73" (blog hébergé par le journal Le Monde diplomatique, 10 septembre 2020 ; reproduit dans "Figures du communisme" éditions La Fabrique, 2021).

Il y a deux conclusions à ne pas tirer de tout ceci, plus une troisième qui s'en suit en les inversant — et elle à retenir. La première conclusion déduirait que, si "la voie démocratique vers le socialisme", telle qu'Allende crut pouvoir la tenir, est impraticable, alors ne reste que l'alternative du statu quo ou du règne (peu démocratique…) des avant-gardes révolutionnaires. Comme toujours, les antinomies qui prétendent épuiser les possibles rendent inaccessibles tous les termes intermédiaires.

Léninisme et syndicalisme

Léninisme et syndicalisme révolutionnaire : 2 conceptions opposées

La citation qui suit est extraite d'un livre de Jacques Julliard : "Autonomie ouvrière – Études sur le syndicalisme d'action directe" (éditions du Seuil, 1988, 300 pages). Pour être précis, cela vient de la page 204, dans un chapitre étudiant le rapport qu'il y a eu entre le syndicalisme de la CGT et les partis de 1900 à 1914.

On notera en passant que la CGT [syndicaliste révolutionnaire] ne revendique pas le monopole des initiatives. Au contraire, elle entend avant tout coordonner les efforts ouvriers et non les susciter. Le syndicalisme révolutionnaire ne s'est jamais conçu comme un vaste comité central de la classe ouvrière, à la manière léniniste. Il a rêvé au contraire d'être une simple boîte aux lettres entre les travailleurs [et travailleuses]. Cette vision fédéraliste et antibureaucratique de l'action prolétarienne, loin de se référer au passé comme on l'a souvent suggéré, nous apparait au contraire comme porteuse d'avenir.

Pour aller plus loin sur léninisme et syndicalisme

Sur le rapport entre léninisme et syndicalisme, nous avons déjà produit (en 2022) un document dédié : Qu'est-ce que le syndicalisme léniniste ? Nous n'allons donc pas revenir ici à ce propos. Nous nous bornons ci-après juste à citer des lectures tierces qui sont en rapport avec le sujet (dont j'admets tout à fait en avoir lu pour l'heure une partie seulement, ce qui est d'ailleurs généralement assez habituel chez moi quand je me mets à faire de longues énumérations de références).