Les crevettes ou la sentience ?

Le 3 avril 2024, est publié un échange audio (dit podcast par anglicisme) : Crevettes : c'est pas tout rose ! (que l'on peut retrouver sur diverses ordinato-plateformes d'audio et sur Google YouTube qui est une ordinato-plateforme centrée sur la vidéo). Il a été organisé et mis en ligne par Victor Duran-Le Peuch dans le cadre de son émission animaliste à prétention anti-espèciste Comme un poisson dans l'eau le podcast contre le spécisme dont c'est le 31e épisode. Pour cette fois, il reçoit Elisa Autric et Léa Guttmann.

Ce sont 2 jeunes femmes et qui ne sont pas invitées par hasard : Léa Guttmann est membre du Shrimp Welfare Project (SWP) et Elisa Autric est quant à elle membre de Rethink Priorities. (qui semble s'inscrire dans l'altruisme efficace selon Peter Singer et y porte d'ailleurs un intérêt explicite, mais qui ne s'en revendique pas pour autant explicitement). On a donc 2 organisations représentés de fait, mais le discours est en fait identique. Les priorités semblent donc être les mêmes vis-à-vis des crevettes, sachant que le SWP se dédie à leur sort et tandis que les animaux non-humains ne sont pas l'unique objet de celle invitant à repenser les priorités.

Victor Duran-Le Peuch fait Comme un poisson dans l'eau le podcast contre le spécisme et son exclusif mode de financement est les dons. Par conséquent, il sélectionne qui il veut, et le voila donc avec de merveilleux invités. Faisant un travail artisanal et de passion qui ne parle qu'à un public restreint et lui aussi au moins majoritairement passionné, tout laisse à penser qu'il fait son travail sérieusement. Il n'a donc pas pu passer à côté du site web du Shrimp Welfare Project (SWP).

Sur celui-ci, on peut lire en page d'accueil, que le SWP a pour objectif de réduire les souffrances de milliards de crevettes d'élevages . Il n'a donc pas pour objectif de les éliminer, il veut juste les réduire. De plus, en se focalisant sur les souffrances, on en oublie la mort, ou plutôt là la mise à mort, or la souffrance est un moyen pour la continuité de la vie et donc l'intérêt à ne pas souffrir implique un intérêt à rester en vie tant qu'on le souhaite. Or ce double intérêt n'est pas défendu par le SWP, il veut juste réduire les souffrances, donc il ne s'oppose pas à l'exploitation et la mise à mort, ce qui en fait une entité espèciste, puisqu'elle considère fort probablement que l'esclavage humain et le meurtre humain ne sont pas acceptables. Par conséquent, le SWP fait très vraisemblablement une discrimination en fonction de l'espèce sans que ce soit fondé sur un critère valable. Il n'est par exemple pas là question du droit de vote des crevettes, mais de leur intérêt négatif vis-à-vis du fait qu'elles sont considérées comme sentientes (et même si ce ne serait pas 100% sûr, le doute leur est accordé, car sinon réduire les souffrances qu'elles subissent serait sans fondement puisqu'elles ne pourraient pas en subir).

Mais le SWP ne s'arrête pas à l'implicite. Il affiche un but principal (Our main goal) et son nom est tout à fait explicite : Humane Slaughter Initiative. En français, il s'agit d'une initiative pour la mise à mort humaine. La mise à mort des crevettes par des humains n'est donc explicitement pas combattue, elle est même implicitement jugée acceptable, puisqu'il faudrait juste la faire d'une manière qui serait soi-disant humaine (et qui s'appuie donc sur la naïve croyance dans la bonté d'essence de l'humain qui aurait été pervertie par on-ne-sait-trop-quoi). La bonne mise à mort des crevettes contre leur gré, ce n'est pas rien, c'est le but principal, ça méritait donc bien une page dédiée pour expliquer un peu en quoi ça consiste. On peut donc y voir confirmer que les crevettes ne seraient pas tuées correctement selon l'avis espèciste de SWP, donc son Humane Slaughter Initiative consiste à aider gratuitement à réaliser autrement le meurtre de masse des crevettes : SWP is seeking to provide ~24 shrimp producers with an electrical stunner, free-of-charge .

Et ce ne sont là que des exemples criants du peu d'importance accordé aux intérêts des crevettes. Victor Duran-Le Peuch est empêtré dans le réductionnisme au sein de l'exploitation. Il ne perçoit pas que ça va contre la fin de l'exploitation : Gary Francione, Les quatre problèmes du mouvement en faveur du bien-être animal : en résumé , fr.abolitionistapproach.com, 2 mai 2007 ; Gary Francione, Rain without Thunder: The Ideology of the Animal Rights Movement , Temple University Press, 1996. Par conséquent, il est espèciste : Gary Francione, The Speciesism of Plural Approaches www.abolitionistapproach.com, 2 juin 2017. Et forcément est aussi espèciste sa série audio Comme un poisson dans l'eau. Pourtant, Victor Duran-Le Peuch, Elisa Autric et Léa Guttmann, ont signé la tribune Antispécistes contre l'extrême droite chez blast, en fait Victor Duran-Le Peuch est même l'une des personnes à son origine (avec Florence Dellerie, Jihem Doe, Joseph Jaccaz, Lyla M. / Raie futée, Orlando H. Benta / Réplique Éthique, Victor Duran-Le Peuch et Yohann Hoarau / Mangayoh), mais cela n'a pas empêché de recueillir plein de signatures, malgré que le titre soit mensonger, puisqu'il s'agit d'une tribune d'animalistes et non d'anti-espècistes, clou qu'on peut facilement enfoncer avec l'acceptation des signatures de Guillaume Meurice et Fatima Ouassak qui ne sont pas véganistes mais végétaristes (si ça n'a pas évolué depuis leurs dernières déclarations dont nous avons eu connaissance) et nous sommes loin d'avoir fait une étude approfondie des signataires et il ne s'agissait là que d'exemples et non de personnes en particulier à mettre au bûcher.

De plus, comme bien des gens imprégnés de néo-welfarisme selon la catégorisation du théoricien critique Gary Francione, il semble ne pas se rendre compte que des mesures à vocation bien-êtrise peuvent potentiellement se retourner contre leur objectif de réduction des souffrances, mais en réduisant cependant il est vrai les souffrances jugées inacceptables dans un certain cadre bien-êtriste. À partir de la 33e minute de l'épisode sur les crevettes de Comme un poisson dans l'eau, il est question de l'arrachage des yeux des crevettes. Dans le cadre de l'exploitation, ce serait bien à court-terme mais pas à long-terme. Il est donc joyeusement espéré que cette pratique soit abandonnée, ce qui parait probable de par le fait ça entre en résonance avec la recherche du profit par les entreprises exploiteuses. Ne plus arracher les yeux aux crevettes causerait à priori individuellement moins de souffrance, mais ça ferait aussi baisser le coût économique. Cela pourrait donc favoriser d'exploiter et tuer plus de crevettes, puisque le coût unitaire pourrait potentiellement baisser et donc rendre plus accessible la marchandise crevette, provoquant ainsi potentiellement un effet rebond que les écologistes connaissent bien. Mais Victor Duran-Le Peuch ne soulève pas ce potentiel effet secondaire qui pourrait bien annuler l'effet primaire et même potentiellement le surpasser.

Il n'est donc pas question de faire en sorte d'en finir avec l'exploitation et la mise à mort des crevettes, mais de tenter de rendre ça moins insupportable pour les opprimé·e·s. D'ailleurs, le titre d'un article de Léa Guttmann chez la Fondation Droit Animal ne laisse pas le moindre doute : Le bien-être des crevettes en aquaculture: quels sont les facteurs clés? (4 septembre 2023).

En toute logique, il est donc question de comprendre l'industrie des crevettes, puis de pondre des rapports à ce propos. Mais il faut aussi sensibiliser le public vis-à-vis du fait que les crevettes sont probablement sentientes. On doit admettre qu'on ne sait pas trop à quoi c'est supposé servir. En effet, le même public reconnait déjà que bien des animaux non-humains terrestres sont sentients. Pourtant il les fait exploiter et tuer à gogo, sans même trop chercher à se tourner vers des produits zoonimaux qui respecteraient des normes bien-êtristes allant au-delà de la loi et ce alors qu'il déclare majoritairement être contre l'élevage intensif qui est pourtant légal et majoritaire. La reconnaissance de la sentience ne semble donc pas beaucoup influer sur les comportements de consommation, à priori ça influe surtout sur les prétentions, mais elles restent la plupart du temps creuses et on peut l'observer avec d'autres préoccupations comme par exemple le respect à la vie privée. La seule explication que nous voyons à cette focalisation sur l'éducation sans lendemain est une sur-estimation de la puissance des idées, malgré que ce soit déjà invalidé pour les animaux non-humains terrestres couramment exploités qui sont déjà reconnus sentients. Cette idéologie typique des professions intellectuelles sert aussi bien ces professions intellectuelles qui auraient alors une grande place à jouer dans l'avenir du monde, ce qui est bien satisfaisant psychologiquement et aussi matériellement avec une position sociale confortable. Quoi qu'en fait, on voit aussi une autre explication complémentaire : inciter à faire des dons, pour financer des professions intellectuelles et pour se dire qu'on est quelqu'un de bien puisqu'on donne pour les animaux non-humains et ainsi se réconforter de ne pas agir soi-même plus quand on n'agit pas déjà activement pour que les animaux non-humains qu'on reconnait comme sentients soient exploités et tués en le finançant (pour son alimentation, son habillement, son ameublement, son loisir, son transport en vacances, etc.).

Résumons donc. Le Shrimp Welfare Project (SWP) se place au sein de l'exploitation et la mise à mort et non contre le système espèciste d'oppression. Le SWP fournit gratuitement du matériel pour tuer d'une soi-disant bonne manière les crevettes. Ça ne pose pas de problème à Victor Duran-Le Peuch pour sa série audio Comme un poisson dans l'eau le podcast contre le spécisme [sic]. La majorité des gens reconnaissent la sentience des animaux non-humains terrestres couramment exploités et qu'il faudrait changer les choses, pourtant les gens ne font à peu près rien pour que ça change effectivement et la plupart se contente de déclarations creuses, donc il parait invraisemblable que leur reconnaissance de la sentience des crevettes change quoi que ce soit vis-à-vis du sort des crevettes.

Faire une focalisation sur les crevettes nous donc parait donc n'avoir aucun intérêt, puisque ça ne peut amener qu'à une reconnaissance qu'elles soient sentientes et que la sentience n'amène à rien vis-à-vis du public si ce n'est à des prétentions creuses. Le problème n'est pas que le public reconnaisse la sentience, mais qu'il reconnaisse que la sentience implique qu'il est immoral d'exploiter et tuer en l'absence de nécessité impérieuse. Et on ne peut pas légitimement se cacher derrière l'idée que le public ne serait pas qu'il est possible d'adopter une alimentation végétalienne et d'être en bonne santé, puisqu'il accepte par exemple sans problème le cuir et qu'il aurait dû chercher pour l'alimentation si vraiment il tenait au respect des intérêts des animaux non-humains qu'il reconnait comme sentients. De même, il est vain d'invoquer le surcoût financier, puisqu'une alimentation végétalienne n'a pas besoin d'ersatz et en ce cas il est alors trivial qu'elle coûte moins cher (en incluant le faible coût de l'indispensable complémentation en vitamine B12) et cette réduction du budget alimentation vient sans grand doute compenser les surcoûts qu'il peut effectivement y avoir dans d'autres budgets moins importants.

Observons maintenant le comportement inné des personnes qui reconnaissent la sentience et qui matérialisent cela concrètement. Il s'agit des véganistes, en tout cas elleux sont conséquent·e·s jusqu'au bout. Que font-illes vis-à-vis des crevettes ? À priori, 99% d'entre elleux ne se sont pas spécifiquement questionné·e·s sur les crevettes et pourtant illes ont refusé d'en consommer après être devenu·e·s véganistes ou depuis toujours pour les véganistes de naissance.

Par conséquent, une campagne ciblée sur les crevettes, c'est de la distraction, ça n'aide pas les crevettes et encore moins les autres animaux non-humains non-sentients qui pourraient être entachés d'une ou plusieurs différences non-significatives avec les crevettes vis-à-vis de l'intérêt négatif à ne pas être exploité et à ne pas être tué sans accord volontaire que tous les êtres sentients ont. Les animaux non-humains que l'humanité opprime ont besoin que la sentience soit enfin valorisée et ce au-delà des postures. Donc une campagne efficace pour les sentient·e·s est de marteler que la reconnaissance de la sentience implique d'une manière minimale le véganisme.

Il est un impératif moral, donc découle un double impératif concret : adopter un mode de vie individuel végan, et promouvoir socialement le véganisme comme un impératif moral à l'échelle individuelle et sociale. En d'autres termes, le véganisme n'est pour nous pas juste une pratique individuelle et certainement pas un mode de vie que chacun devrait pouvoir adopter ou non, c'est une pratique individuelle mais aussi un mouvement social qui vise la généralisation du véganisme et donc la non-violence envers les êtres sentients quand nous n'y sommes pas impérieusement contraints comme dans le cas des êtres humains.