Actionnaire, un mensonge à l'endroit

Pendant au moins la fin du 20ème siècle et le début du 21ème siècle, "actionnaire" était un mot courant (au moins en France). Jusque là, on peut bien se demander qu'est ce qu'un fait banal de l'époque donnerait matière à faire un article. D'autant plus avec un titre pareil, ce qui est banal est généralement bien connu, en conséquence il peut paraitre dur de mentir sur une banalité et encore plus de la faire avaler d'une manière indolore.

Pourtant, au moins à cette époque, ce mot est couramment utilisé d'une manière mensongère et pas qu'un peu. En effet, le sens a été renversé, totalement. Un mensonge à l'endroit ou la réalité à l'envers, et cela passait sans le ressentiment d'une arnaque énorme, du moins pour la majorité des gens. Mais alors vient une question : que donner comme définition au mot "actionnaire" ?

Commençons logiquement, il contient le mot "action". Qu'est ce que cela évoque ? Ça bouge, pardi ! Il se passe des choses, il y a du mouvement, ça agit, etc. Plus formellement, on peut utiliser la première définition de Wikitionnaire (de mai 2018) : opération par laquelle se produit un effet ; influence de l'être qui agit . L'origine ? Du latin actio de agere (agir, faire).

Intéressons nous maintenant au suffixe. Le suffixe "aire" pour un nom est souvent utilisé pour signifier l'agent d'une action : révolutionnaire, réactionnaire, littéraire, libertaire, etc. En ayant abandonné nos potentiels préjugés, quelle définition pourrait on spontanément donner pour le mot "actionnaire" ? Une personne qui est dans l'action. Waouh que c'était trivial ! En se creusant encore la ciboulette (c'est-à-dire le cerveau), toujours d'une manière complexe et hautement irrationnelle, on peut déduire des synonymes du mot "actionnaire", comme "travailleur"/"travailleuse" et "producteur"/"productrice".

Quelle définition commune a donc bien pu avoir le mot "actionnaire" à l'époque du capitalisme de néo-domination ? Pour donner une idée, on peut déjà rappeler comment cette forme de capitalisme était usuellement nommé à l'époque : capitalisme néo-libéral, ce n'est pas une blague ! Le grotesque était bien installé, puisque jamais auparavant la bourgeoisie n'a été si petite (au moins en pourcentage) et elle n'avait malgré tout jamais eu autant de richesse (selon son monde d'évaluation) et n'avait de cesse de pousser toujours plus son avantage sur le reste de la société (libre circulation des capitaux et des marchandises donc de la concurrence et corrélativement de l'uniformisation qui est bien souvent le résultat d'une concentration de pouvoir, réduction de la fiscalité sur les riches, fermeture légale d'entreprises lucratives avec un taux de profit positif mais jugé insuffisant, moins de protection pour les salariés et donc précarisation pour eux, prolifération de l'assistanat pour le patronat pas créateur de l'emploi et austérité pour les autres, etc.). Malgré cela, l'époque se gargarisait d'être néo-libéral, alors que l'oligarchie capitaliste accumulait toujours plus de pouvoir (et elle seule gagnait effectivement en liberté, notamment en s'affranchissant du contrôle populaire, aussi appelé la démocratie, le pouvoir du peuple par le peuple pour le peuple, qui ne doit pas dégouliner sur la production et l'investissement, de toute façon There Is No Alternative si ce n'est le chaos ou la dictature), quand dans le même temps la majorité (c'est-à-dire le prolétariat) était sous le joug toujours plus puissant de la petite caste bourgeoise, bien aidée par entre autres des larbins de l'État et des journalistes laquais (à ce sujet on peut par exemple lire "Le parti de la liquette" du 9 octobre 2015 et "En guerre – pour la préemption salariale !" du 21 mai 2018 qui ont été écrits par Frédéric Lordon et publié sur son blog "La pompe à phynance" hébergé sur le site web du journal "Le Monde diplomatique"). Néanmoins, il serait faux d'affirmer qu'il n'y avait aucun progrès, on peut par exemple à cet égard citer les droits des LGBTQ+ qui ont tendanciellement prospéré (sans pour autant que cela se soit accompagné d'aucune résistance, il y en a eu et pas qu'un peu avec les régressions qu'elles arrivent parfois à engendrer, mais cela a avancé tendanciellement, c'est-à-dire au regard du temps long).

Mais reprenons le fil du sujet initial ("enfin !" pensez-vous peut-être). Propriétaire d'actions dans une société commerciale ou civile , voila la définition de l'époque du mot "actionnaire" par le dictionnaire "libre" précédemment cité. On se doute bien qu'action est ici employé d'une manière différente du sens commun, car on voit mal comment on pourrait être propriétaire d'une opération par laquelle se produit un effet. Le dictionnaire, c'est bien utile, continuons donc, une action est un titre représentant une participation dans le capital d'une société . Encore une fois, le pif nous fait sentir qu'il va falloir une définition de plus : un titre est un écrit qui consacre traditionnellement le droit des titulaires de valeurs mobilières .

Résumons donc. Un actionnaire serait une personne qui posséderait des traces (valides juridiquement) qu'il a un droit légitime (d'après la configuration institutionnelle du moment) sur des bidules non vivants qui aurait de la valeur. Un actionnaire possède donc des machins qui ne bougent pas physiquement par eux-mêmes (du moins pas biologiquement puisqu'on pourrait objecter qu'une machine bouge si on lui fournit de l'énergie comme du pétrole ou de l'électricité), c'est-à-dire des choses inactives. Avoir marqué quelque part qu'on possède ceci ou cela, ça ne demande pas trop d'avoir la bougeotte. L'époque du capitalisme de néo-domination a donc réussi le tour de force de qualifier d'actionnaires des gens dont il n'y a aucun élément indiquant qu'ils agissent ! Allez, accordons tout de même un peu de crédit de véracité à ces truands du langage : les "actionnaires" ne se contentent pas de posséder passivement, ils en profitent pour extorquer la majorité de celles et ceux qui travaillent au nom de leur privilège d'exploitation issu de la propriété (ce qui est une forme de prélèvement quasi-obligatoire qui est décidé d'une manière autoritaire et qui n'est même pas socialisé). Mais en bons glandeurs voulant vivre largement au-dessus des autres, ils délèguent souvent ce travail d'expropriation à des tiers. Les bourgeois y arrivent objectivement. Par exemple, pour le "vivre au-dessus", cela peut se faire par la consommation, qui permet entre autres de jouir matériellement pour soi mais aussi de se démarquer symboliquement des autres. Pour l'expropriation, il y a le captage d'une partie de la valeur ajoutée (qui est nommée plus-value ou survaleur par Karl Marx, car la personne productrice de celle-ci n'en jouit pas individuellement ou démocratiquement) et la mise au pas qu'il nécessite, via du meilleur au pire (pour l'enrôlé·e) ou du plus évolué et subtil au plus fondamental et brutal (pour celui ou celle qui se fait maitre ou maitresse) : des affects joyeux intrinsèques (passant par le sentiment de réalisation de soi dans le travail "proposé" par les capitalistes ou ses sous-fifres), des affects joyeux extrinsèques (qui concrètement sont issus de la sur-consommation, c'est-à-dire de la consommation au-delà de ce qui est nécessaire à la survie), et/ou des affects tristes (c'est-à-dire la mobilisation par la peur de la perte du salaire ou de la répression, qui passent ordinairement par les cadres, matériellement du côté du travail mais symboliquement du côté du capital, et extra-ordinairement par l'État, à travers notamment sa police et sa "justice"). On peut remarquer que cette grille de lecture basé sur les affects est très générique, elle peut être employé sur le capitalisme, mais on peut en faire un usage bien plus général (que l'on peut extrêmement brièvement résumé ainsi : il y a le patron-général, c'est-à-dire le dominant, qui a partiellement les moyens d'aligner les autres sur son désir, que l'on peut nommer désir-maître, c'est-à-dire qu'ils soient affectés d'une manière qui les conduise à donner satisfaction à la personne captureuse de leur puissance d'agir), ce qui permet d'avoir une théorie de la domination sociale (et donc en creux de son potentiel dépassement), comme le propose "Capitalisme, désir et servitude" de Lordon (publié en 2010 aux éditions La Fabrique).

Le bon petit soldat du Capital a peut-être eu envie de s'époumoner en lisant pareille chose, celui prônant le système capitaliste (qui l'écrit probablement bien rarement avec un grand "C") et donc pas celui ayant une ferveur pour le livre de Karl Marx (à ne pas confondre avec Thomas Piketty qui aurait déclaré ne l'avoir pas lu, on imagine qu'il évoquait le livre 1 comme ici, qui a été publié en 1867 pour la version originale et en 1872 pour la traduction de l'allemand vers le français qui a été accompagnée par de nombreuses modifications de Marx, sans pour autant qu'il y ait à priori à se faire d'illusion, sur la connaissance de Piketty en tant que lecteur, pour les livres 2 et 3 que Friedrich Engels a publié, respectivement en 1885 et 1894, à partir des brouillons du défunt qui est mort en 1883). Il y a des petits actionnaires, diantre ! et c'est vrai, donc précisons pour les malcomprenants : il était question des "actionnaires" bourgeois, c'est-à-dire de ceux qui n'ont pas besoin d'utiliser leur force de travail pour subvenir convenablement à leur reproduction matérielle (c'est-à-dire grosso-modo à leur survie). Peu importe comme on apprécie cela, morale ou immorale, juste ou injuste, libéral ou autoritarisme plus ou moins doux, désastre écologique ou la quintessence du Progrès, etc ; la fortune des riches est bonne pour la consommation et l'investissement productif, donc pour l'économie, qui est nécessaire à notre (sur)vie et qui en croissant peut faire la transition écologique , et bah non, comme l'explique Frédéric Lordon (encore lui !) dans "A 75% les riches partiront ?" (publié le 16 mars 2012 sur son blog) et l'OCDE (Organisation de Coopération et de Développement Économiques) qui a publié le 13 novembre 2015 "Pourquoi moins d'inégalité profite à tous", tandis que pour l'écologie on peut se tourner vers Pablo Servigne notamment à travers son livre "Comment tout peut s'effondrer" (co-écrit avec Raphaël Stevens et publié en 2015 chez les éditions du Seuil) et le journal "La Décroissance".

Allons plus loin. Avec cette définition sens dessus dessous, qu'est ce qu'un·e inactionnaire ? Réutilisons la logique : c'est ce qui n'est pas un·e actionnaire. Une personne qui travaille, qui est par définition dans l'action, peut donc être une inactionnaire ! Par contre, quelqu'un qui glande (c'est-à-dire un inactif) et profite du travail des autres largement au-delà de la solidarité peut être qualifié d'actionnaire ! Cette incroyable aberration et son acception courante à l'époque est un très bon symptôme du mépris de la principale classe dominante de l'époque (la bourgeoisie) sur la classe contraire (le prolétariat) et du bourrage de crâne qui a été à l'œuvre.

Le foutage de gueule ne s'arrêtait pas là. En effet, il y a cette définition magouillée, mais il y en a eu d'autres. On peut par exemple citer le "plan social" qui désigne un plan de licenciement et ne perd même pas son caractère "social" quand c'est pour délocaliser ailleurs pour faire plus de profit en rémunérant moins le travail et/ou pour s'affranchir de lois protégeant l'environnement non humain (mais dont l'humain a besoin pour survivre sur le long terme). Malgré ce négationnisme de la réalité, un des spasmes du système en France, Emmanuel Macron (élu président de la République bourgeoise en 2017), se complaisait de se couvrir du réalisme ainsi que du pragmatisme (qui par ailleurs était ridicule écologiquement et même économiquement, comme l'explique l'article de Martine Bulard "Les recettes du vieux monde en échec" qui est dans le numéro 156 du "Manière de voir" du Monde diplomatique et "Le service de la classe" du 3 octobre 2017 sur le blog de Frédéric Lordon, alors que c'est la thématique qu'il a le plus mis en avant et qui a été la plus saluée par les éditocrates). Dans son élan, il a annoncé (en janvier 2018) une future loi contre la propagation de fausses informations (par l'autoritarisme en utilisant par exemple la censure, alors qu'il est possible de le faire par l'enseignement en développant l'esprit critique à travers la zététique, mais pour cela il est préférable d'allouer de l'argent pour que les gens partagent leurs savoirs et aient le temps de s'instruire sans craindre pour l'avenir ou carrément construire une société sans école comme l'a par exemple prôné Ivan Illich, cependant on comprend bien la piste choisie quand le mépris répugnant est tel qu'on considère qu'il y a les gens qui réussissent et les gens qui ne sont rien , une fausse information géante à elle seule d'ailleurs !).

Ce qui peut paraitre désolant est que même des personnes en faveur des vrais actionnaires (c'est-à-dire celles et ceux qui bougent leurs corps par eux-mêmes un tant soit peu d'une manière conséquente) employaient au moins partiellement cette langue du faux, où action était qualifiée d'inaction et inaction d'action. On peut là faire un parallèle avec le roman 1984 de George Orwell / Eric Arthur Blair qui a créé le terme de novlangue (Newspeak en anglais) et en a fourni un exemple clair d'absurdité avec la guerre, c'est la paix ; la liberté, c'est l'esclavage ; l'ignorance, c'est la force . Ainsi même des opposants au régime capitaliste récitait parfois le récit de la classe dominante, qui est dans certains cas vrai (comme "il n'y a pas d'alternative" à condition toutefois de ne pas avoir de volonté de s'en prendre au cadre qui empêche autre chose), mais est aussi un renversement du réel dans d'autres. Il ne faut cependant pas se méprendre, il peut parfois être intéressant d'utiliser une langue du faux (pour montrer son caractère ridicule et donc la déconstruire, pour expliquer à quel schéma de pensée elle renvoie, pour l'instruire et ainsi tenter de déjouer le "noyage de poissons", pour utiliser un langage supposé courant qui faciliterait la compréhension, etc.), mais il y a intérêt potentiel à s'exprimer faux qu'à condition d'avoir préalablement indiqué qu'il y avait mensonge (la plus simple et rudimentaire manière de faire est l'usage des guillemets, mais il est préférable d'expliquer un tant soit peu la chose ou faire une référence vers un contenu qui le fait) ou bien sûr de vouloir berner (avec le mépris correspondant, ainsi que le refoulé que cela peut engendrer et qui est tout à fait souhaitable, car la raison devrait être désirable, tandis que la manipulation est dégoutante).

Dans le cas étudié ici (comme dans d'autres), c'est pourtant les vrais actionnaires qui peuvent permettre de changer le monde, par exemple en instaurant la démocratie dans la production et l'investissement (comme le souhaite de nombreuses personnes, dont le communiste sociologue Bernard Friot, qui a expliqué simplement les grands axes de sa méta-proposition dans "Émanciper le travail" paru en 2014 aux éditions La Dispute). Cela peut nécessiter de se débarrasser des faux actionnaires (ou du moins de leur enlever leur pouvoir disproportionné et au passage, si on avait vraiment eu pour intention des les supprimer, on ferait bien d'abord de s'informer du passif de la propagande meurtrière par le fait, qui a donné lieu à des attentats contre des personnes sans pour autant produire les effets escomptés dans au moins la majorité des cas, sans néanmoins nier que ce genre d'actions transfiguré au niveau macro-social, et débarrassé de la violence physique comme moyen premier, peut beaucoup plus probablement à réussir et être le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs comme le stipule l'article 35 de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen de 1793).

Mais pour changer significativement le monde, il faut s'en prendre aux structures qui sont contre la majorité des actionnaires à grande ambition (voire plus largement en incluant celles et ceux désirant le devenir mais se sentant impuissant·e·s), ou plus précisément contre les macro-actionnaires (c'est-à-dire ceux qui ont pour projet de changer significativement ou remplacer les plus puissantes institutions et ont donc la plus grande soif d'entreprendre), alors que les structures ont tendance à n'encourager que les micro-actionnaires (qui ont en comparaison des envies de pacotille et qui ne remettent généralement pas en cause fondamentalement les dites structures). Bien sûr, il est préférable (mais pas nécessaire) de reconnaitre et d'étudier les dites structures pour s'y opposer et maximiser son efficacité, ce qui ne doit pas empêcher de s'intéresser aux individus (à ce sujet on peut par exemple lire le livre "La Société des affects - Pour un structuralisme des passions" du philosophe-sociologue-économiste Frédéric Lordon, publié pour la première fois en 2013 chez les éditions du Seuil et la deuxième fois en 2015 aux éditions Points, qui se base notamment sur la philosophie de Baruch Spinoza, tout en montrant des liens avec d'autres penseurs, que sont notamment Karl Marx, Émile Durkheim, Marcel Mauss et Pierre Bourdieu). C'est dans ces moments là de changement de système institutionnel de grande ampleur qu'il y a les plus puissants actionnaires (potentiellement pour le meilleur, mais aussi le pire), ou plutôt que la multitude ré-exprime sa puissance autrement (qui peut comparativement donner l'impression d'une variation de puissance des individus perçus comme contre le monde d'avant, avec un potentiel fondement puisque ça peut peut être une occasion de créer ou adapter une configuration institutionnelle en faveur de l'accroissement de sa puissance). C'est aussi en ce genre d'événements historiques (pouvant se passer sur plusieurs années) qu'un tas de fausses vérités tombent.