Pour l'écologie, laissons le syndicalisme crever ?

Avec les syndicats, on connait la musique : il faut sauver les emplois, et en créer de nouveaux pour celleux n'en ayant pas. Le secteur aéronautique veut réduire la voilure ou un sous-ensemble de la société voudrait lui imposer ? Non, il faut s'y opposer, ça représente des emplois. Fermer une unité de production fossile ? Non, ça détruirait des emplois. S'opposer à méga-projet sur le territoire ? Les zadistes sont peut-être individuellement bien sympas, mais il faut comprendre que ça ferait de l'emploi, et qu'on en aurait bien besoin. On pourrait encore longuement continuer comme cela. Ça ne change pas, c'est la même chose. Hier. Aujourd'hui. Encore. Toujours.

Et franchement, il y en a marre. La température moyenne de la planète n'arrête pas de grimper. La biodiversité s'effondre, on vit la 6ème extinction de masse ! On extrait les ressources d'une manière pas du tout durable et après on les gaspille en masse. Les océans se voient gratifier de continents de plastique. On détruit la vie des sols. Et ce n'est là quelques éléments. Arrêtons. L'emploi ne justifie pas tout. C'est l'effondrement écologique qui nous guette et on y passera avec si on laisse le problème enflé.

Et l'effondrement, c'est effrayant, n'est-ce pas ? Si ça l'est, alors la fin du monde, ou plutôt la fin d'un monde écologiquement favorable à l'humain, devrait être évitée, on devrait s'activer pour, envoyer aux flammes ce qui va contre. C'est d'une logique implacable, n'est-ce pas ? Mais la misère individuelle et collective, par l'effondrement des moyens matériels et sociaux d'existence, qui, dans le capitalisme, peut être liée à l'absence de travail, car fournissant du salaire et une valorisation sociale, cette misère, ne peut-on pas y être brutalement plongée par la suppression de l'emploi ? Et pour l'éviter, ou en tout cas le tenter, n'est-ce pas compréhensible de se foutre d'autres choses, à fortiori si elles sont lointaines, ou pour le moment peu gênantes ? Certes il peut y avoir des programmes sociaux, mais ils sont limités et généralement moindres avec le temps. Du coup, cette logique de l'effondrement à éviter ne se retrouve t'elle pas dans la relation à l'emploi ?

On dira que ça nous fait une belle jambe. Pour éviter l'effondrement maintenant de certains, il faudrait accepter l'effondrement écologique général, qui lui touchera bel et bien tout le monde. Et avec ça, les syndicats sont des bienfaiteurs du présent, mais en même temps des saccageurs de l'avenir. Comment sortir du problème ?

La solution la plus simple et intellectuellement facilement accessible est de se dire que l'effondrement écologique est de rang supérieur à chaque effondrement individuel et en fait même à la somme de tous les effondrements individuels par disparition de l'emploi. Il s'en suit alors que, depuis cette haute vue, les effondrements par manque d'emploi ne sont que d'une faible importance, du moins relativement à celui écologique. En conséquence, on peut s'en foutre. Et, si l'emploi va contre l'écologie, il est souhaitable d'en vouloir la mort, avec tant qu'à faire ceux qui le défendent, syndicats compris évidemment. Incontestablement ça a le mérite de la simplicité.

Toutefois il n'est pas certain que ça fasse pour autant une super stratégie. Les gens qui sont aujourd'hui déjà au fond et ceux qui sentent qu'ils pourraient bientôt y passer pourraient être bien motivés à se battre et pas qu'un peu. Pour ne rien arranger, d'autres que cela touche pourraient se joindre à leur cause. Mais on pourrait objecter que la cause écologique, ou du moins certaines de ses sous-parties, est universelle et qu'elle a donc forcément le nombre pour elle. Sauf que son intensité n'est pour le moment que faible, en tout cas dans certaines régions de la planète et relativement à celui de l'emploi. Malgré cela arrivera t'elle à être plus puissante ? On peut en douter (quoi que néanmoins sa puissance sera fort probablement tendanciellement croissante). De plus, certaines personnes peuvent être affectées à peu près identiquement par les 2 causes, les dégâts de la perte d'emploi avec ce qui va avec, une causse sociale et qui l'est directement, et l'écologie, une cause dont les conséquences sociales sont indirectes et dont l'effet de causalité peut être temporellement plus long.

Mais les syndicats prolétariens ont pour but normal la défense des intérêts de leurs adhérant·e·s, notamment sur l'aspect économique, quand ce n'est pas exclusivement. Du coup, dans un monde où le moyen le plus accessible pour l'accès à une vie jugée "décente", ou au moins pas trop mauvaise, est l'emploi, ne vont-ils pas naturellement le défendre ? Le slogan "fin du monde, fin du mois, même combat !" n'est-il pas un discours creux pour idéalistes incapables d'apercevoir la contradiction fatale, notamment si on pense qu'écologie implique décroissance ?

En système socio-économique invariant, celui du capitalisme de libre-échange au moment d'écrire ces lignes (en 2021), il est effectivement fort vraisemblable qu'il y ait une contradiction dure entre défense de l'emploi et défense de l'écologie, que l'on peut au plus espérer faiblement atténuer ou rêver à sa fin par une invraisemblable entente volontaire de tous les participant·e·s au grand marché mondial ou au moins d'un sous-ensemble avec un poids suffisant. Ce n'est donc pas la défense de ce que représente pour partie l'emploi qui pose en soi problème, mais le cadre institutionnel dans lequel celle-ci est opéré si on y reste. Or ce cadre ne tombe pas du ciel, il a été historiquement fait et peut être défait au profit d'un autre.

Les syndicats peuvent très bien défendre l'emploi dans un contexte qui est écologiquement adverse et dans le même temps faire campagne pour la mise en place d'un contexte objectivement pro-écologie. Évidemment ce serait mieux si on pouvait sauter les étapes et faire éclore tout de suite un cadre économique qui ne soit plus anti-écologie, mais changer nécessite de la puissance et il faut donc contribuer à l'augmenter si on en a pas suffisamment à un instant. Pour ce qui des effondrements immédiats, même si les éviter va tout de suite contre l'objectif écologique, on peut difficilement reprocher aux concerné·e·s et aux sensibles, ainsi qu'à leurs organisations, de faire en sorte de les combattre. Mais par la lutte, illes pourront plus facilement que par la vie ordinaire s'éveiller à d'autres manières de voir le monde, d'autres problèmes et leurs importances, d'autres possibles, notamment si les organisations qui les aident et qui sont le plus adéquats à le faire contribuent avec vivacité à la mise à l'agenda d'une perspective écologique conséquentialiste. De plus, ce sera un vecteur potentiel de politisation au sens large et de formation à l'organisation collective, voire le début ou l'amplification d'un militantisme au-delà de la lutte immédiate.

Du coup, le syndicalisme n'est pas nécessairement anti-écologique et peut même être une porte d'entrée vers l'écologie et des moyens pour faire advenir un monde qui intègre enfin ce tout petit paramètre. Et, contre la drogue consumériste et du toujours plus, le syndicalisme peut donner un antidote social, car de meilleures conditions sociales de vie peuvent être bien supérieures aux promesses de la démesure scientifico-technologique et même au niveau actuel de consommation. En revanche, pour les organisations syndicales qui restent dans la défense d'une organisation socio-économique anti-écologique, alors oui la mort est plus que souhaitable, et il n'y a pas à tenir compte du verdissement proclamatoire, ainsi que du vert sans ses conditions de possibilité.

Enfin il faut se rappeler que les organisations syndicales ne vivent pas automatiquement, par magie. Il faut des gens pour les faire vivre. Et c'est ces gens-là qui en décident des orientations. Mais cela peut être bien décourageant de ramer contre le courant, pour peut-être un jour qu'il change de sens. Cependant le paysage est divers et évolutif. Certains beaux morceaux sont pour le moment petits, mais ils pourraient grossir, peut-être même jusqu'à marginaliser ou supplanter ceux pour le moment gros et jugés peu enviables, ou ceux-ci par l'influence croissante d'autres pourraient changer dans le bon sens, entre autres en facilitant la vie aux personnes partisanes de l'entrisme. Et si on trouve que rien ne va, alors rien n'interdit de planter sa graine et faire en sorte qu'elle pousse. Serez-vous d'une de ces aventures ? ou au moins un·e sympathisant·e (et peut-être au parti) ? ou préférez-vous vomir sur le syndicalisme et le laissez crever avec délice ? Si vous êtes dans ce dernier cas, c'est bien votre droit, mais on espère toutefois que vous aurez une stratégie militant·e qui a un minimum de viabilité macro-sociale et que vous ferez un tant soit peu de terrain pour convaincre et contribuer à engager les masses.

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